10/12/2013
La Soufrière de Guadeloupe sondée par rayons cosmiques
La Soufrière de Guadeloupe sondée par rayons cosmiques
par Nolwenn Lesparre[1], Dominique Gibert[2]
et Jacques Marteau[3]
(Pour la Science n° 434, décembre 2013 pp. 44-51)
Prévoir les éruptions volcaniques reste un défi pour les scientifiques. Une nouvelle méthode appliquée à la surveillance de la Soufrière de Guadeloupe : la radiographie par les muons cosmiques une solution qui permet de radiographier l'intérieur des volcans ?
(Pour la présentation de la Soufrière voir les articles La Soufrière de Guadeloupe et La Soufrière de Guadeloupe et ses séismes dans ce même blog)
Parmi les différents scénarios d'éruptions envisageables pour la Soufrière, on peut craindre un effondrement du dôme, une éruption phréatique ou une remontée de magma. Risque-t-on une explosion du type de celle de 1980 au Mont Saint-Helens, comme cela s'est déjà produit il y a quelque 3 000 ans ? Pour prévoir ces événements de façon fiable et suffisamment à l'avance pour évacuer les populations concernées, les volcanologues disposent de diverses méthodes pour ausculter le volcan et essayer de prévoir quand surviendra un tel événement et quelle en sera la violence. Une nouvelle méthode a été expérimentée à la Soufrière : la radiographie par les muons cosmiques.
La Soufrière de Guadeloupe
En quoi consiste la méthode ?
Elle n'est pas sans rappeler la radiographie aux rayons x. Ces derniers traversent l'organisme, sont plus ou moins absorbés par les tissus et les os qu'ils rencontrent sur leur passage, et nous donnent des images de l'intérieur du corps humain, liées à cette absorption variable. De même, les rayons cosmiques traversent la matière. Serait-il possible d'observer les entrailles des volcans au moyen de ces rayons cosmiques, plus ou moins absorbés par la matière qu'ils traversent ? L'idée fut proposée au milieu des années 1960 par l'équipe de Luis Alvarez (1911-1988), lauréat du prix Nobel de physique en 1968 : il suggéra d'utiliser les rayons cosmiques pour ausculter la grande pyramide de Khéphren et y rechercher la chambre de la Reine.
Découverts en 1912 par le physicien américain d'origine autrichienne Victor Hess, les rayons cosmiques arrivant sur Terre sont constitués d'une « pluie » de particules produites par les rayons cosmiques primaires qui bombardent l'atmosphère terrestre. Les particules produites dans ces «cascades» sont de natures variées : électrons et photons, entre autres, mais aussi muons. Le muon est une particule élémentaire qui a les mêmes propriétés que l'électron, si ce n'est qu'il est instable (sa durée de vie est égale à 2,2 microsecondes) et que sa masse est environ 200 fois supérieure (206,8 fois précisément). Les muons sont parfois surnommés électrons lourds. Ce sont ces muons qu'utilisa l'équipe d'Alvarez pour « voir » à travers les épaisses parois de la pyramide.
C'est au milieu des années 1990 que l'équipe japonaise de Kanetada Nagamine eut l'idée d'utiliser les muons cosmiques pour ausculter les volcans. Depuis, les détecteurs de particules ont été notablement améliorés, ce qui a conduit plusieurs équipes à s'intéresser à la radiographie des volcans à l'aide des muons. Avoir accès à de telles images permettrait de suivre l'évolution des entrailles des volcans et, par exemple, de détecter une remontée de magma ou l'apparition de poches de vapeur avant toute manifestation visible.
Parmi ces équipes, le groupe Diaphane réunit des géophysiciens et des physiciens des particules de l'Institut de physique du Globe de Paris, de l'Institut de physique nucléaire de Lyon et du laboratoire Géosciences Rennes. Cette équipe mène des expériences sur plusieurs volcans aux Philippines, sur l'Etna et aux Antilles, où elle s'intéresse surtout à la Soufrière, surveillée en permanence par l'équipe de l'Observatoire volcanologique de Guadeloupe.
Rappelons que ce volcan subit des éruptions phréatiques, c'est-à-dire l'expulsion violente de grands volumes d'eau sous forme de panaches de vapeur. L'accès du volcan est difficile car le sommet (1 467 mètres) est entouré d'une forêt tropicale dense jusqu'à 1 100 mètres d'altitude dans un relief abrupt. Les pluies tropicales abondantes sont accompagnées de fortes rafales, toutes conditions qui rendent la surveillance difficile. Dès lors, la tomographie par rayons cosmiques présente l'intérêt théorique de suivre les entrailles du volcan sans avoir à l'escalader. Restait à démontrer la faisabilité de la méthode et sa fiabilité.
Les muons, que nous avons déjà mentionnés, sont produits à une quinzaine de kilomètres d'altitude lors des collisions entre les rayons cosmiques primaires et les atomes de l'atmosphère. Les particules primaires résultent de phénomènes astrophysiques violents, telles les explosions d'étoiles en supernovae, au cours desquelles elles sont accélérées. Les plus énergétiques détectées à ce jour ont une énergie d'environ 3,2 x 1020 électronvolts, c'est-à-dire plus que les plombs d'une carabine à air comprimé !
Lorsqu'elles pénètrent dans l'atmosphère, ces particules heurtent les molécules d'air. Sous le choc, de nouvelles particules sont libérées et se désintègrent à leur tour. Une cascade de désintégrations conduit à une averse de particules, nommée gerbe atmosphérique. Certains observatoires – HESS2, en Namibie, ou l'Observatoire Pierre Auger, en Argentine – sont consacrés à l'étude de ces phénomènes.
Les muons représentent cinq pour cent des milliards de particules qui constituent une gerbe atmosphérique. Leur énergie est comprise entre quelques dizaines et quelques milliers de gigaélectronvolts. Ils se déplacent à une vitesse proche de celle de la lumière dans le vide, ce qui allonge considérablement leur durée de vie apparente grâce à des effets relativistes. Cela leur permet de traverser l'atmosphère et d'atteindre le sol. Aux énergies considérées, les muons interagissent essentiellement par ionisation des atomes de la matière qu'ils traversent.
Les muons que... presque rien n'arrête
La perte d'énergie est approximativement constante et d'environ deux mégaélectronvolts par centimètre d'eau traversée. L'atmosphère ayant une épaisseur équivalant à dix mètres d'eau, les muons perdent deux gigaélectronvolts pour parvenir jusqu'au sol.
Les muons ne s'arrêtent pas en touchant le sol. Ils traversent la matière, où ils perdent de l'énergie plus rapidement que dans l'air. Si leur énergie est suffisamment grande et l'obstacle pas trop dense, ils peuvent le traverser de part en part. Si la densité de l'obstacle est trop élevée, ils sont arrêtés. On retrouve ici le principe de la radiographie aux rayons x, et on peut l'appliquer à la radiographie (ou tomographie) de l'intérieur d'un volcan. On mesure l'atténuation du flux de muons cosmiques produite par le volcan. L'atténuation augmente avec la quantité de matière traversée ou plus précisément l'opacité, c'est-à-dire le produit de la densité moyenne par la longueur du trajet dans le volcan.
Principe de la radiographie des montagnes par les muons
(Pour zoomer, cliquer sur l'image)
Le principe décrit, comment procède-t-on en pratique ? On dispose d'un détecteur de particules – également nommé télescope, car on observe des rayons cosmiques – placé au pied du volcan et qui enregistre un flux de muons. Le télescope utilisé à la Soufrière est robuste, résistant aux variations de température, insensible aux pluies tropicales et aux ouragans. Il est également léger et maniable, transportable par hélicoptère et déposé sur des pentes escarpées. Deux ou trois personnes peuvent l'installer. Un vérin hydraulique et une base rotative permettent de modifier l'orientation du télescope et de l'ajuster avec précision. Il est alimenté par des panneaux solaires, une éolienne ou une pile à combustion.
Le détecteur de particules ou télescope
Le télescope est équipé de barreaux scintillants arrangés en deux séries perpendiculaires, de façon à former un damier constituant une matrice. Un télescope comporte au minimum trois matrices de 256 pixels de 25 centimètres carrés permettant de détecter les muons provenant de 961 directions différentes. La résolution angulaire est adaptée en ajustant la distance entre les matrices.
Lorsqu'une particule chargée traverse un barreau, la matière est ionisée et émet des photons avant de revenir à son état initial. L'énergie perdue par l'ionisation d'un muon produit entre 15 000 et 20 000 photons ultraviolets. Une fibre optique, collée au cœur du scintillateur, capture une partie de ces photons et les guide vers un photomultiplicateur qui produit une impulsion électrique. Ainsi, les muons produisent des photons que le photomultiplicateur convertit en électrons, signal électrique amplifié et mis en forme par un système électronique adapté de l'expérience OPERA (dédiée à l'étude des particules élémentaires nommées neutrinos). Les horloges utilisées pour repérer le passage de chaque muon ont une précision de quelques dizaines de picosecondes. Un ordinateur central collecte les informations provenant des différentes matrices et, dans le cas de la Soufrière, les transmet à l'observatoire volcanologique situé à une dizaine de kilomètres du volcan. Cela permet de mesurer un flux de muons en temps réel et de détecter d'éventuelles variations dues à des changements de conditions à l'intérieur du massif.
Le flux de muons décroît quand l'opacité augmente, et la mesure de son atténuation reflète les variations de densité à l'intérieur de l'objet sondé. Pour modéliser les variations de densité dans le volcan, nous résolvons ce que l'on nomme un problème inverse, méthode qui nous permet de déduire l'opacité du volcan du flux de muons l'ayant traversé. La tomographie par analyse du flux de muons nous donne des images de densité avec une résolution d'une vingtaine de mètres.
Comment calibrer le détecteur
Toutefois, restent encore plusieurs difficultés à résoudre : comment calibrer le détecteur pour obtenir une image de résolution optimale ? Comment évaluer la durée minimale d'enregistrement des données? Et comment déduire du flux de muons enregistré les variations d'opacité du volcan ? D'abord, il est important d'estimer le flux de muons observables, afin d'ajuster la configuration du détecteur.
Mais le calcul du flux de muons traversant une montagne nécessite de connaître approximativement la répartition des densités dans cet objet. Pour ce faire, on utilise les connaissances accumulées au fil du temps par les géologues. Bien sûr, on ignore les détails de l'anatomie du volcan, mais l'activité de la Soufrière est suivie depuis longtemps, ses failles et sa cheminée ont été explorées par divers moyens, de sorte que l'on a une idée de la répartition des masses en son sein.
Partant de ces données obtenues par d'autres méthodes, on estime le flux en fonction de la position du télescope par rapport à l'objet, de son orientation et de sa configuration. On peut alors évaluer les épaisseurs de roche traversées par les muons pour chacun des angles de vue du télescope. Ces épaisseurs sont ensuite converties en opacité, caractéristique qui détermine le seuil d'énergie minimale nécessaire aux muons pour traverser l'objet sans être absorbés. Le flux de muons détectables correspond alors au flux de muons arrivant à la surface du volcan et dont l'énergie est suffisante pour qu'ils puissent en ressortir.
Les radiographies de la Soufrière
Qu'avons-nous observé ? De nombreux signes témoignent de l'activité actuelle du volcan : des fractures, des fumerolles, le lac d'acide du gouffre Tarissan et des zones altérées par le système hydrothermal. Nous avons installé notre télescope successivement en trois endroits à l'Est, au Sud et à l'Ouest du volcan. Le fait d'avoir plusieurs points de vue permet de valider l'analyse des données.
Les radiographies montrent des zones de très faible densité dans la partie supérieure du volcan ; elles sont associées à la zone active du cratère Sud (nommées rf2 et rs4) et indiquent la présence d'un réseau de cavités (voir le schéma ci-dessous). Elles révèlent aussi une région peu dense (rf4) à la base du dôme, pouvant correspondre à la présence de roches altérées par les fluides hydrothermaux. Les régions de densité plus élevées (par exemple rf1 et rf5) révèlent l'existence de roches non altérées, en particulier de l'andésite mise en place lors de la formation du dôme. Des régions de densités intermédiaires (rf3) correspondraient à des barrières rocheuses localisées entre les réservoirs hydrothermaux.
Nos radiographies présentent une bonne résolution spatiale. Elles ont été comparées à des images obtenues à l'aide d'autres méthodes géophysiques : les différentes images révèlent des structures similaires à l'intérieur du volcan. Par exemple, une tomographie électrique avait été effectuée à travers le dôme, apportant des informations sur les structures superficielles. Ce type d'images est sensible à la présence de fluides conducteurs et révèle les passages où les fluides du système hydrothermal circulent. Cependant, la résolution spatiale de la méthode n'atteint pas celle de la tomographie par analyse du flux de muons.
Après la réalisation de ces deux radiographies, le télescope est resté installé pendant plusieurs mois sur le même site. Durant ce suivi, nous avons enregistré une augmentation du flux de muons à travers certaines zones du volcan, où l'écran rocheux est tel que seuls les muons de haute énergie le traversent. Or, quand on fait la moyenne du flux de ces muons sur quelques jours, on constate qu'il est constant. Si l'on observe une augmentation du flux, c'est nécessairement que la densité du milieu a diminué.
En effet, la région concernée correspond à un site où des fumerolles présentent un regain d'activité. Par conséquent, il est possible qu'à la suite d'une réorganisation de la circulation des fluides à l'intérieur de l'édifice, les roches de la région étudiée se soient appauvries en eau. Cette observation, qui doit être confirmée par des mesures indépendantes, montre l'intérêt de la tomographie par muons pour la surveillance des volcans en continu.
Une surveillance en continu
Ainsi, l'installation d'un télescope sur les flancs de la Soufrière de Guadeloupe a permis de montrer qu'un détecteur adapté au milieu tropical fournit des radiographies intéressantes des entrailles du volcan. La méthode permet de distinguer les hétérogénéités à l'intérieur de l'édifice. Les nouvelles données accumulées devraient permettre de concevoir des modèles plus précis de l'évolution du volcan. Un suivi régulier de cette évolution devrait révéler les changements internes d'opacité. Géophysiciens et volcanologues pourront-ils alors prévoir d'éventuelles éruptions ? C'est bien sûr ce que nous espérons.
Cette expérience a été réalisée sur un volcan de type explosif, mais elle est aussi applicable à des volcans de type effusif, tel l'Etna. Quel que soit le type éruptif d'un volcan, il présente des structures internes plus ou moins denses liées à la présence de cavités, d'une colonne éruptive, de roches massives ou de cendres et de ponces... Nous l'avons souligné, le télescope utilisé à la Soufrière offre de nombreux avantages (résistant, manipulable, précis, etc.), et la méthode permet de tomographier à distance des volcans dangereux, par exemple la Soufrière Hills de Montserrat. Toutefois, la tomographie par muons présente un inconvénient : elle n'est pas applicable partout.
Cette technique est bien adaptée au dôme de la Soufrière, qui a un diamètre de l'ordre du kilomètre et dont les pentes sont abruptes. Le flux de muons est suffisant pour obtenir en un mois une série de données exploitables. En revanche, un volcan de type bouclier comme le Piton de la Fournaise, à la Réunion, est moins adapté, car sa base est large de plusieurs kilomètres et ses pentes sont plus douces.
Dès lors, le flux de muons est fortement atténué par l'épaisseur de la roche, et il faudrait recueillir les données durant plusieurs mois, voire quelques années, pour commencer à distinguer les structures internes. Lors de l'expérience que nous avons réalisée sur l'Etna, volcan culminant à 3 300 mètres d'altitude, nous avons dû limiter notre étude à l'un des cratères sommitaux, le cratère Sud-Est, dont les dimensions sont comparables à celles de la Soufrière de Guadeloupe.
La tomographie par muons serait-elle applicable à d'autres objets que les volcans ? Oui, à condition de pouvoir aligner le flux de muons cosmiques, l'objet et le détecteur. D'autres applications sont envisageables, et un télescope a récemment été installé dans le laboratoire souterrain de l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire, IRSN, à Tournemire, pour caractériser les roches présentes au-dessus des galeries.
De la Soufrière au suivi des nappes phréatiques
La méthode pourrait servir à caractériser le milieu recouvrant des sites de stockage géologique ou à évaluer des ressources minières. Les mesures effectuées en continu sur la Soufrière ont également montré la possibilité d'observer des variations de densité. La méthode permettrait aussi d'évaluer les dimensions de nappes phréatiques et de suivre leurs fluctuations, ou encore de surveiller les sites de stockage de dioxyde de carbone. Cette toute jeune méthode devrait trouver de nombreuses applications !
La Soufrière de Guadeloupe est un volcan actif, qui est déjà entré en éruption à diverses reprises. En radiographiant ses entrailles à l'aide de muons, pourrait-on mieux prévoir les risques potentiels ?
Pour en savoir plus :
N. Lesparre et al., Density muon radiography of La Soufrière of Guadeloupe : First results and comparison with other tomography methods, Geophys. J. Int., vol. 190, pp. 1008-1019, 2012.
J. Marteau et al., Muons tomography applied to geosciences and volcanology, Nucl. Instrum. Methods A, vol. 695, pp. 23-28, 2011.
N. Lesparre et al., Geophysical muon imaging : feasibility and limits, Geophys. J. Int., vol. 183, pp. 1348-1361, 2010.
J. Paul et J.-L. Robert-Ésil, Le roman des rayons cosmiques, Ellipses, 2009.
P. De Wever et al., Le volcanisme cause de mort et source de vie, Vuibert, 2003.
Ouvrage de 248 pages aux Éditions universitaires européennes (9 novembre 2011)
ISBN-10: 3841780857 ISBN-13: 978-3841780850
[1] Nolwenn LESPARRE est géophysicienne à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, à Fontenay aux Roses. Elle a été lauréate du Prix Le Monde de la recherche universitaire 2012.
[2] Dominique GIBERT est géophysicien à l'Institut de physique du Globe de Paris et professeur à l'Université de Rennes 1. Il coordonne le projet DIAPHANE.
[3] Jacques MARTEAU est physicien des particules à l'Institut de Physique nucléaire de Lyon. Il a travaillé sur les expériences neutrinos OPÉRA et t2k.
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