15/07/2015
La chapelle médiévale Saint-Gengoul dans la forêt de Chailluz
Une chapelle et un village médiéval dans la forêt de Chailluz
par André Guyard
Texte et figures d’après Fruchart Catherine, « Analyse spatiale et temporelle des paysages de la forêt de Chailluz (Besançon, Doubs) de l’Antiquité à nos jours ». Thèse de Doctorat en Archéologie, Université de Franche-Comté, 2014
À l'époque médiévale, on défrichait beaucoup. Dans la forêt de Chailluz, des zones qui étaient peuplées sont aujourd'hui couvertes par les bois. En reprenant ses droits, la forêt a recouvert les constructions, les réduisant le plus souvent à l'état de ruines et rendant ces sites difficiles à localiser.
De sorte que les données archéologiques enregistrées jusqu'en 2009 pour le massif de Chailluz, sont rares : on compte une trentaine de points, dont deux seulement sont situés dans la forêt même.
Ces points représentent les entités ou sites archéologiques suivants : 10 bornes de délimitation territoriale (points verts : 5 bornes attribuées au XVIIIe siècle, 5 non datées), 11 objets isolés (points jaunes : 5 objets antiques, 2 médiévaux et 4 modernes), 7 fours à chaux (points gris foncé : estimés médiévaux ou modernes), 1 carrière d'argile non datée (point gris clair), 4 occupations hypothétiques (points rouges : 2 antiques, 1 médiévale, 1 de période indéterminée) et deux occupations certaines (points rouges cerclés de noir). Ces dernières sont situées dans la forêt de Chailluz même.
À l'exception de la Chapelle Saint-Gengoul documentée historiquement et sommairement fouillée au début des années 1960, tous les points enregistrés et listés ci-dessus résultent d'observations faites au cours de prospections pédestres.
La chapelle médiévale Saint-Gengoul est mentionnée dès 1049, et c’est le seul édifice médiéval attesté en forêt de Chailluz. Bien que située sur le territoire de Besançon, elle dessert la paroisse de Tallenay jusqu’au XVIIe siècle.
En plus des prospections archéologiques au sol et géophysiques, des relevés floristiques, des analyses physicochimiques du sol, des études anthracologiques de charbonnières et des recherches historiques, pour compléter les connaissances sur cette chapelle, des fouilles archéologiques ont été réalisées au printemps 2015 dans le cadre du programme ODIT et avec le soutien du Service municipal d’Archéologie préventive (SMAP, Besançon).
Les recherches historiques et archéologiques (fouilles, prospections) indiquent que ce site a certainement été occupé pendant plus de six siècles. L’analyse des données LiDAR a révélé des aménagements sur environ un hectare autour de la chapelle formant un arc de cercle adossé à la crête et composé d’une succession de terrasses à l’intérieur desquelles des cloisonnements sont matérialisés par des talus en pierres sèches ou des épaulements, suivant la configuration du relief naturel. Les fouilles menées en avril 2015 ont notamment permis de découvrir la dernière entrée de la chapelle sur son côté nord, implantée face au village de Tallenay. Cette entrée, qui était inconnue jusqu’à présent, figure bien sur un plan du début du XVIIIe siècle conservé aux Archives municipales de Besançon et représentant une vue (non géométrique) en élévation du paysage et de l’occupation du sol au nord du massif de Chailluz.
Un texte indique la destruction partielle de la chapelle en 1722, mais les murs ont été conservés en élévation sur plusieurs assises de pierres.
Mais qu'est-ce que le Lidar ? Il s'agit d'une nouvelle technique qui va révolutionner les recherches archéologiques notamment en milieu forestier. Les photos aériennes ou satellitaires ne donnent aucune information sur le relief du sous-bois. En revanche, la télédétection par laser aéroporté (light detection and ranging ou LiDAR) permet une cartographie détaillée et fait ressortir toutes les zones potentiellement intéressantes. C'est cette technique qui a été choisie par les archéologues francs-comtois.
En quelques mots, pour obtenir une scène LiDAR, un avion survole la zone à étudier en balayant le sol avec des faisceaux laser. Ceux-ci sont absorbés ou partiellement renvoyés par les différentes surfaces qu'ils rencontrent : feuilles, branches, pierres, sol, etc. Chaque point d'impact des faisceaux laser est localisé. On utilise ensuite des algorithmes mathématiques pour associer les points ainsi obtenus et reconstituer une image très précise du relief du sol que l'on appelle un modèle numérique de terrain. “Ces images ne signifient rien si on n'y associe pas des prospections systématiques de terrain” souligne Laure Nuninger, coresponsable du projet LiDAR pour l'étude des paysages passés et contemporains (LIEPPEC) de la MSHE. Elle explique : ”Le LiDAR ne distingue pas les anomalies d'ordre naturel, comme les terriers ou les tas de sable, des aménagements liés à l'homme, pas plus qu'il ne différencie une installation récente d'un site archéologique”.
Cette prospection dans les archives locales, sur le terrain et par LiDAR a fait l'objet de la thèse de Catherine Fruchart, une thèse de doctorat en archéologie, soutenue en novembre 2014 à l'université de Franche-Comté[1].
Situation topographique de la Chapelle Saint-Gengoul
Du point de vue topographique, la chapelle Saint-Gengoul est implantée en surplomb de Tallenay dans une position centrale dans la partie basse d'une sorte d'anse naturelle dont les contours sont dessinés par la crête de Chailluz.
Implanté à environ 487 m d'altitude, l'édifice est légèrement en contrebas du point le plus haut de l'anse (489 m d'altitude), à quelques dizaines de mètres plus au sud-ouest. Cette zone d'altitude maximale est marquée par un très gros pierrier, aménagé juste au bord de la crête. Ce dernier, recoupé par le chemin de crête actuel, marque presque la limite ouest de la zone hémi-circulaire de terrasses : il est situé à quelques mètres à peine à l'intérieur de ce périmètre.
Images LiDAR (SIG et DAO C. Fruchart 2014 — MSE C.-N. Ledoux)
On connaissait déjà par des textes datant du XIIe siècle l'existence de cette chapelle. C'est la seule construction attestée pour la période médiévale sur l'ensemble du massif. Sa première mention date de 1049 (Courtieu, 1987, p. 3108) ; la chapelle est alors une dépendance du chapitre métropolitain de Besançon. La découverte de sépultures attribuées à la période burgonde[2] dans ses alentours à l'occasion de travaux de voirie vers 1875 (Boiteux, 1930) peut être l'indice d'une occupation antérieure au second Moyen Âge. Une archive de 1547 (Archives municipales de Besançon, cote DD 93, p. 82-83) permet d'établir que la chapelle est encore utilisée par les habitants de Tallenay au début du XVIe siècle. L'extrait suivant en témoigne : « II y a un petit essart ancien autour de l'église pour le cimetière. Il y a vingt ans[3] [...] il rencontra une femme et des enfants montant à l'église. [..] Ils feraient mieux d'en construire une en bas. »
En 1722, les habitants de Tallenay présentent une requête à « Messieurs du Chapitre Métropolitain pour obtenir la permission de démolir leur ancienne église dédiée à St-Gengouph. » Elle leur est accordée, « à condition que lesdits habitants laissent subsister la muraille de ladite église dans tout leur pourtour à la hauteur de 3 pieds. » Ceci afin que la présence de ces murs en bordure de la forêt prouve la limite incontestable de la forêt de Chailluz pour l'avenir[4].
De sorte que l'emplacement de la chapelle est peu apparent. En suivant les indications topographiques ci-dessus, le promeneur le repérera grâce à un crucifix qu'un quidam a fixé sur le tronc du hêtre ayant poussé dans l'enceinte de l'édifice.
Le crucifix sur le hêtre (cliché M. Hoeuillard)
Le patronage de Saint-Gengoul[7] , généralement associé à de petits établissements religieux médiévaux, n'est pas une rareté dans le nord-est de la France ; on le rencontre surtout en Lorraine, mais aussi en Alsace, en Bourgogne, en Champagne et en Franche-Comté. Les quelques monographies consacrées à ce saint (la plus ancienne date de la fin du Xe siècle, cf. Goullet, 2002) évoquent un aristocrate burgonde du VIIIe siècle qui aurait combattu aux côtés de Pépin le Bref et qui serait mort assassiné par l'amant de sa femme. Cet événement est certainement à l'origine du culte qui lui a été associé : il est le patron des maris trompés. On lui attribue aussi le don de faire surgir une source à l'endroit où il plante en terre son bâton de pèlerin, qui l'accompagne partout dans ses déplacements ; lorsque le saint quitte un lieu en emportant avec lui son bâton miraculeux, la source se tarit.
Apport des fouilles des années 1970
Du point de vue archéologique, l'on sait peu de choses sur la chapelle Saint-Gengoul. L'intérieur de l'édifice a été partiellement fouillé au début des années 1970 (zone en orange sur la figure a ci-dessous) ; il s'agit de la partie est du bâtiment Cette fouille n'a cependant fait l'objet à l'époque d'aucun rapport écrit, et seuls quelques plans et dessins de mobilier ont été transmis pour témoigner de cette opération ; ils sont actuellement conservés au SRA. Quelques informations nouvelles relatives à cette fouille ont néanmoins pu être collectées, grâce au cahier de notes original constitué au cours de la fouille, que le responsable de l'opération (Ch. Cousin) a conservé jusqu'à aujourd'hui et nous a communiqué pour la présente étude[8].
L'excavation a couvert une surface d'environ 15 m , une tranchée ouverte de mur à mur, à l'intérieur de la chapelle sur une largeur de 2 m. Le plan d'ensemble montre une construction subrectangulaire aux murs épais d'environ 80 cm ; la restitution de la presque totalité du mur nord, ainsi que celle d'une partie du mur ouest, sont hypothétiques : ces murs n'ont pas été observés en fouille (parties en gris sur la figure a ci-dessous). Les dimensions extérieures totales estimées du bâtiment sont : 13 m pour le mur nord, 9 m pour le mur est, 14 m pour le mur sud et 8,50 m pour le mur ouest. Le plan mentionne également remplacement de deux petites fouilles anciennes[9]; l'une est située dans la partie sud-ouest de l'édifice, large d'environ 1,50 m et longue de 7,50 m le long du mur sud et 3 m le long du mur ouest (zone en jaune sur la figure ci-dessous). L'autre, au sud-est de la chapelle, est une petite excavation large d'un mètre et longue de 3 m contre le mur est (zone en rouge sur la figure a ci-dessous).
La fouille des années 1970 a permis de découvrir un autel[10] en pierre accolé au mur est, au centre, et, à environ 50 cm au nord de cet autel, un petit bassin appelé "piscine eucharistique[11]" sur les plans originaux et dans le cahier de fouilles. Aucune description n'en est donnée- Cette entité a dû être déplacée au cours de la fouille ; la mention d'une monnaie trouvée sous le bassin en témoigne[12].
Une stratigraphie sommaire est esquissée dans le cahier de fouilles. Elle est reproduite, après mise au propre et mise en forme, sur la figure ci-dessus. Elle apporte les renseignements suivants :
L'unité stratigraphique supérieure (US 1) est une couche de remblai qui correspond sans doute à la phase d'abandon puis de démolition de l'édifïce. Cette couche épaisse d'un bon mètre contenait des fragments de matériaux architecturaux ("laves", fragments de tuiles plates et canal[13], fragments d'enduit peint avec des décors de couleur rouge et jaune sur fond blanc), du charbon de bois et du mobilier[14] (tessons, verre, vitrail, monnaies, cléments, clous). Le long des murs nord et est, une concentration particulièrement importante de fragments d'enduit peint (US 1b sur la figure b) traduit vraisemblablement l'effondrement in situ du décor appliqué sur la paroi intérieure du mur nord[15].
Sous la couche de remblai US 1, une couche de terre épaisse d'une dizaine de centimètres (US 2) recouvre le sol « en béton » de la chapelle, épais d'une dizaine de centimètres également (US 3). Ce sol est en connexion directe avec les murs de l'édifice[16].
Sous l'US 3, dans la partie sud de la fouille, sur toute la surface comprise entre le mur sud, le mur est et l'autel une couche de bois brûlé contient des morceaux de tuiles et quelques tessons (US 4). Cette fine couche, épaisse de 2 à 5 cm, qui signale probablement un incendie, est recoupée par l'autel, qui lui est donc postérieur et qui est aménagé directement sur le substrat rocheux en place (lapiaz). Dans la partie nord du sondage, entre le mur nord, le mur est et l'autel, l'US 3 repose directement sur la roche en place (lapiaz). Sous l'US 4, une fosse (US 5) mesurant, semble-t-il, 2 m sur 1,60 m et profonde d'au moins 30 cm occupe le coin sud-est de la chapelle. Cette fosse s'appuie sur les vestiges d'un ancien mur en "grosses pierres" situé sous le mur est de la chapelle encore en élévation. Elle contenait des ossements et quelques tessons ; il pourrait s'agir d'une fosse d'inhumation. La mention d'un "ancien mur" ainsi que la présence, sans doute, d'une couche d'incendie indiquent que cet édifice a subi au moins un remaniement substantiel au cours de son existence.
Une destruction partielle de la chapelle a été opérée en 1722, mais les murs ont été conservés en élévation sur plusieurs assises de pierres (voir cliché ci-dessous)
Le mur restitué de la chapelle (cliché P. Salembier)
Des travaux de stabilisation des assises de murs ont été réalisés en août 2015. Les deux premiers rangs de moellons du sommet des murs ont été retirés puis remontés avec un mortier de ciment-chaux. Les sommets des murs ont enfin été bétonnés afin de les rendre étanches.
Cette restauration assure la préservation et la mise en valeur de ce site, localisé sur le sentier des crêtes de la forêt de Chailluz et unique vestige construit de l’occupation médiévale de cet espace forestier.
Les murs restaurés de la chapelle angle nord
(cliché A. Guyard)
Les murs restaurés de la chapelle côté sud
(cliché A. Guyard)
Les murs restaurés de la chapelle côté nord-ouest
(cliché A. Guyard)
Apport des données LiDAR et des prospections récentes : découverte du village de Saint-Gengoul
Le relevé LiDAR a permis de mettre en évidence autour de la chapelle une zone aménagée hémi-circulaire longue d'environ 160 m et large au plus d'une soixantaine de mètres. Cette zone est appuyée contre la crête et forme une succession de terrasses en arc de cercle, à l'intérieur desquelles on observe des cloisonnements matérialisés par des talus en pierres sèches ou des épaulements, suivant la configuration du relief naturel. La chapelle se situe sensiblement en position centrale, surplombant les deux étages de terrasses inférieurs.
L'abondance de mobilier médiéval[17] découvert dans cet espace hémi-circulaire (céramique, objets en fer divers, monnaies ; figure ci-dessous) indique certainement la présence passée d'habitats autour de l'établissement religieux. Sur la terrasse inférieure, une dépression circulaire profonde d'environ 2 m, se rétrécissant légèrement en entonnoir au fur et à mesure qu'elle s'enfonce dans le sol, mesure environ 4 m de diamètre en surface ; le fond est un éboulis de pierres informes, possible remblai rapporté ou bien résultat d'un remplissage naturel dû à l'érosion. Cette dépression pourrait être soit un point de soutirage naturel, soit les vestiges d'une ancienne citerne creusée à même le substrat rocheux.
Mobilier médiéval découvert à proximité de la Chapelle Saint-Gengoul
Clichés et étude de mobilier D. Daval 2013
Ces ruines groupées autour des restes de la chapelle, des murs et des terrasses suggèrent l'existence d'un village entier formé de maisons en bois. Celui-ci aurait été occupé entre les VIIe et XIIIe siècle, comme en témoignent les céramiques retrouvées sur place. “Si ce village n'a jamais été repéré avant, c'est parce que pour le promeneur novice, rien ne distingue un mur construit il y a 1500 ans d'un simple tas de cailloux” explique Pierre Nouvel, chercheur au laboratoire Chrono-environnement et coresponsable du projet Anthropisation d’un milieu forestier : la forêt de Chailluz soutenu par la MSHE. C'est pourquoi les chercheurs travaillent en collaboration avec des archéologues bénévoles de l'ARESAC[18].
Les données Lidar ont permis d'expliquer la présence de nombreux tas de pierres provenant de l'épierrage de champs cultivés. La forêt ne s'est installée qu'après l'abandon du village et de ses cultures environnantes. La ressource en eau située au pied de la falaise dominant l'actuel village de Tallenay n'était pas très éloignée. On peut supposer que le village avait peut-être été protégé du côté sud par une palissade.
Un des nombreux pierriers entourant le village Saint-Gengoul
(cliché A. Guyard)
Ce travail de longue haleine permettra d'affiner, en collaboration avec les chercheurs slovènes du laboratoire européen associé ModeLTER[19], les algorithmes qui sélectionnent les données pour produire de meilleurs modèles.
En Bourgogne, en Languedoc et en Slovénie, des chantiers similaires ont été ouverts par les membres de cette même équipe. ”La comparaison des résultats obtenus dans chaque région nous permettra d'affiner nos méthodes et d'observer l'évolution du peuplement et du paysage dans la très longue durée” explique Laure Nuninger.
Les données obtenues grâce au LiDAR intéressent d'autres chercheurs de l'Université de Franche-Comté (UFC), comme les géographes et les géologues qui sont également impliqués dans le projet LIEPPEC.
À proximité de la chapelle Saint-Gengoul, le domaine royal était délimité par des bornes à fleurs de lys (Documentation : Grand Besançon n° 80 mars-avril 2017 p. 45)
Un texte de 1290 situe la limite topographique bien identifiable de la crête bordant le nord de la « Côte » de Chailluz[5]. Il indique que cette crête est la limite du territoire bisontin et de la forêt de Chailluz sur une longueur de 3,5 km au moins[6], jusqu'au « mostier de Talenay » qui correspond certainement à la zone de la chapelle Saint-Gengoul. C'est en 1720, sous Louis XV pour mettre fin aux querelles et procès entre Besançon et les communes riveraines de la forêt royale de Chailluz (Tallenay, Châtillon-le-Duc, École-Valentin), qu'ont été aménagés en limite parcellaire, un talus et des bornes royales. Sculptées de trois fleurs de lys en triangle, pesant 300 kg chacune, ces bornes ont été peu à peu retrouvées à la faveur de prospections archéologiques universitaires menées avec la MSHE (Maison des sciences de l'Homme et de l'Environnement). De telles bornes fleurdelysées (voir un exemplaire ci-dessous) furent posées à tous les angles de limites du domaine royal, implantées entièrement sur le terrain domanial, le parement extérieur formant limite de propriété, la fleur de lys tournée vers la propriété domaniale. Au total, sur environ 6,5 km, de Bonnay à École-Chatillon, une vingtaine de bornes a en effet été découverte, géolocalisée, mesurée et photographiée, faisant même l'objet d'un rapport scientifique déposé au service régional d'archéologie (auteurs Daniel Daval et Catherine Fruchart, 2014).
Borne fleurdelysée (cliché A. Guyard)
C'est sur sollicitation de la Ville de Besançon et de l'ONF que les chercheurs associés Daniel Daval et Catherine Fruchart, doctorante à la MSHE, ont réalisé l'inventaire des bornes royales en forêt de Chailluz, avec le concours de l'association ARESAC (Association de recherche et d'étude des sites archéologiques comtois). Le président d'ARESAC, Daniel Saval précise « Si cette réimplantation a pu avoir lieu, c'est aussi grâce à l'enthousiasme du particulier actuel propriétaire de la parcelle. Passionné, il a suivi dès le début notre travail de recherche, l'opération "Où sont les bornes disparues?". Il a autorisé la remise en place des neuf bornes et nous a même apporté son soutien financier pour toute la partie matérielle du bornage. Merci à lui ! »
Désormais ces bornes figurent sur la carte archéologique nationale. «Curieusement, aucune borne ne délimitait une très grande parcelle de forêt privée située sur la commune de Tallenay. Selon les renseignements d'un ancien du village, il est apparu que des bornes fleurdelisées avaient été négligemment retirées par l'ancien propriétaire » mentionne Daniel Daval. Il faudra à l'association mener pas mal de recherches pour retrouver neuf de ces bornes disparues.
Bien que la forêt soit aujourd'hui divisée entre plusieurs propriétaires privés — redistribution post-révolutionnaire oblige —, l'ARESAC a été autorisée à repositionner les bornes à leur emplacement d'origine, au Bois de la Lave à Tallenay. L'opération de remise en place des bornes s'est déroulée l'espace d'une journée de labeur, le 10 septembre 2016, avec l'aide d'un géomètre, de membres de l'association et d'une poignée de bénévoles.
CHAPELLE SAINT-GENGOUL — BORNAGE FLEURDELYSÉ : VERS LA CRÉATION D'UN SENTIER DE RANDO ?
Métrage rigoureux, transport mécanisé avec tracteur, pelleteuse, jeu d'échafaudage et de poulie, recollage de bornes cassées en deux, calage en pleine terre, et huile de coude bien sûr, ont rendu à ces vestiges de pierre, à défaut de leur pertinence administrative, leur absolue légitimité patrimoniale et paysagère. Aussi, l'ARESAC envisage-t-elle la création d'un chemin de randonnée thématique, de sorte que le grand public, amateurs de randonnées sylvestres ou simples promeneurs, puisse avoir le plaisir, au détour d'un sentier ou d'une clairière, de tomber sur ces fiers témoins du XVIIIe siècle.
[1] FRUCHART C. (2014). – Analyse spatiale et temporelle des paysages de la forêt de Chailluz (Besançon, Doubs) de l'Antiquité à nos jours. Thèse de doctorat Archéologie Université de Franche-Comté. 4 volumes. Texte : 647 p., annexes : 104 p., figures : 215 p., planches : 61 p.
[2] Une note parue dans le bulletin de 1875 des Mémoires de la société d'émulation du Doubs (p. Vin, Mémoires de la société d'émulation du Doubs, 4e série, vol. 10, 1875, paru en 1876) rapporte ceci : « De la part du colonel Balland, chef du génie de la place de Besançon, le secrétaire offre à la Société un coutelas et une boucle de ceinturon en fer, objets trouvés dans une sépulture de l'époque burgonde, située à l'intersection du chemin stratégique qui se construit à Chailluz et du vieux chemin descendant à Tallenay. Cette sépulture, encadrée par de petites dalles informes, n'était qu'à soixante centimètres au-dessous du sol. ». L'attribution à « l'époque burgonde » reste néanmoins à confirmer : aucune publication scientifique actuelle n'est venue valider (ou infirmer) la datation du mobilier qu'évoque cette note.
[3] Donc aux alentours de 1525.
[4] Ces informations sur la démolition de la chapelle Saint-Gengoul, établies à partir de recherches aux Archives municipales de Besançon, sont dues à J.-P.Josseron, agent ONF et correspondant pour l'ONF Franche-Comté sur les questions archéologiques et historiques.
[5] La limite du territoire de Besançon est formée par « totelicostedudit bois de Chaillous qui gieteea par devers Besençon ». Cette notion de limite coïncidant avec la direction dans laquelle découle l'eau se retrouve dansd'autres textes plus tardifs.
[6] Depuis le sommet de la côte dansl'alignement de Braillans jusqu'à la chapelle Saint-Gengoul.
[7] Il existe plusieurs variantes de ce patronyme d'origine germanique ; les plus fréquentes sont sans doute Gengoult,Gengoux et Gengulphe. L'orthographe de la chapelle de Tallenay a connu plusieurs variantes, essentiellement Gengoult,Gengout et Gengoul, graphie actuellement utilisée.
[8] Merci à Christophe Cousin de nous avoir communiqué ce document. Merci également à Sylvie Bépoix et Daniel Daval qui ont contacté M. Cousin et se sont chargés de la numérisation du cahier de fouilles.
[9] Fouille ancienne appelée « fouille boy scout » dans le cahier de fouilles.
[10] Aucune description spécifique n'est donnée. Si les dimensions indiquées sur le plan sont exactes, cet autel rectangulaire mesurait environ 2 m sur 1,50 m.
[11] Expression employée dans les notes de fouille et sur les croquis pour désigner ce bassin.
[12] La monnaie n'est ni datée, ni décrite ou dessinée.
[13] Les fragments de tuiles sont, semble-t-il, situés sous les laves, ce qui pourrait signaler que le toit de la chapelle était déjà effondré lors de la destruction définitive de l'édifice au début du XVIIIe siècle.
[14] Aucune description détaillée du mobilier n'est donnée dans le cahier de fouilles, et l'on ne dispose d'aucun élément de datation pour ces artefacts.
[15] La coupe stratigraphique ébauchée dans le cahier de fouilles indique ime autre sous unité stratigraphique US le au niveau du mur sud, au sujet de laquelle rien n'est dit ; cette US le correspond peut-être à la perturbation occasionnée par la fouille ancienne signalée sur le plan d'ensemble (zone en rouge sur la figure 134-a). Cette US le pourrait éventuellement aussi correspondre à une autre poche de concentration d'enduit peint le long du mur sud.
[16] Le cahier de fouille dit que « le sol en béton s'appuie sur les murs ».
[17] Le mobilier le plus abondant est datable des XIIIe et XIXe siècles.
[18] L'Association de recherche et d'étude des sites archéologiques comtois (ARESAC) est reconnue par le service régional d'archéologie.
[19] Modelling of landscapes and territories over the long term (ModeLTER) est un laboratoire européen associé franco-slovène mis en place en 2007 par le CNRS et le Centre de la recherche scientifique de l'Académie slovène des sciences et des arts (ZRC SAZU), en partenariat avec les Universités de Franche-Comté et de Bourgogne. Il est placé sous la tutelle administrative de la MSHE. Ce laboratoire regroupe des spécialistes de l'archéologie spatiale, des géodésistes et des géographes. Certains de ses membres sont spécialisés dans l'élaboration des algorithmes qui permettent de produire des modèles numériques de terrain.
23:41 Publié dans Paléontologie - archéologie, Patrimoine franc-comtois et jurassien | Tags : chapelle saint-gengoul, forêt de chailluz, catherine fruchart | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | |
20/07/2014
Les sols de la forêt de Chailluz
Les sols de la forêt de Chailluz
(dernière mise à jour : avril 2015)
Généralités
Au cours des temps historiques, la forêt comtoise était habitée de bûcherons, de charbonniers, de forgerons et de leveurs d’écorces, sans compter les chasseurs, braconniers et simples usagers. Peuplée de jour comme de nuit, théâtre d’une activité intense, elle était largement exploitée.
Si la Franche-Comté est aujourd’hui couverte à plus de 40 % de résineux et de feuillus en tout genre, on sait de manière certaine que ce taux était largement inférieur entre la fin du Moyen-Âge et le XVIIIe siècle. Ici comme ailleurs, la déforestation devient massive à partir du XVe siècle pour répondre à la fois aux besoins en énergie et en matériau de construction.
« Il ne faut pas oublier que la région est riche d’une tradition industrielle pluriséculaire, rappelle Paul Delsalle, historien à l’université de Franche-Comté[1], et que dès le Moyen-Âge, les usines comptent parfois jusqu’à deux ou trois cents ouvriers ! » Les salines disséminées sur tout le territoire en sont des exemples. Avec près de mille ouvriers au XVIIe siècle, celle de Salins-les-Bains (39) est sans conteste la plus importante. Trois mille cinq cents hommes s’emploient à la fournir en bois régulièrement !
L’exploitation de la forêt est soumise à des contraintes et des règles précises, cela des siècles avant le rattachement du Comté au royaume de France en 1678 et l’adoption des règles édictées par Colbert en matière de gestion forestière.
Certaines essences étaient réservées à l’industrie, et le droit des habitants se limitait en général au « mort bois » comprenant tilleul, noisetier et charme. Il était interdit de se servir en fruitiers, qui, outre les pommiers, poiriers, pruniers et cerisiers qui abondaient en forêt, comptaient aussi le chêne et le hêtre. Les dossiers de justice fourmillent de condamnations comme celle, au XVIe siècle, de ce Bisontin de retour de Chailluz, arrêté porte de Battant avec un chariot chargé de branches de cerisier. « Mais est-ce que nous ne surestimons pas la présence de ces variétés du fait qu’elles sont régulièrement citées dans les archives ? », se demande Paul Delsalle, qui voit d’un bon œil l’apport d’autres disciplines pour compléter les sources documentaires.
Propriété de la ville de Besançon depuis des temps immémoriaux, la forêt de Chailluz s'étend sur 1673 ha formant un massif compact de plus de 4000 ha avec les forêts adjacentes, toutes communales. Parmi les grandes villes françaises, Besançon est la seule à posséder en toute propriété une forêt d'une grande étendue très proche de l'agglomération.
La forêt de Chailluz constitue l'essentiel du patrimoine forestier de la cité de Besançon qui offre une étendue exceptionnelle de 2073 ha. Une légende attribue à une "Dame de Chailluz" la donation de cette forêt à la ville, sous réserve que les produits en seraient distribués aux pauvres.
La réalité historique est tout autre. Depuis la délimitation du territoire de Besançon en 1442, la propriété de la forêt avait été reconnue à la Ville pour être ensuite contestée pendant trois siècles par les Ducs de Bourgogne, jusqu'à ce qu'un arrêté du Parlement pris en 1705 mette définitivement fin à cette querelle alimentée par les ressortissants des paroisses voisines. La difficulté à établir de façon précise des limites de propriété à l’intérieur des forêts n’est pas sans générer des tensions qui parfois tournent au pugilat. La forêt de Chailluz n’échappe pas à la règle et les Bisontins du XVIe siècle sont à couteaux tirés avec les habitants de Tallenay, Bonnay, Vieilley, Braillans, Chalezeule ou encore de Chatillon-le-Duc dans la défense de leurs lopins communaux. Une réalité d’autant plus criante que l’exploitation de la forêt est capitale à cette époque. Les habitants de Tallenay plantent même du Gamay sur les coteaux sylvestres en 1609. Mais la vigne s’avère difficile à entretenir, le vin de piètre qualité, et devant une production qu’il juge excessive, le Parlement de Dole ordonne l’arrachage des ceps. Le vin de Chailluz ne sera plus conservé que dans des pages d’archives…
Céline Bouvresse[2] est enseignante en histoire et travaille régulièrement sur les forêts comtoises au travers de travaux de recherche universitaires. « Au XVIe siècle, les limites étaient fixées grâce à des points de repères naturels comme la crête d’une colline, ou d’autres plus discutables car potentiellement changeants : le tracé d’un chemin, la pose d’une borne en pierre ou la gravure d’un emblème sur un arbre. Les descriptions n’étaient qu’orales et on apprenait aux enfants à reconnaître les lieux. Il n’est pas rare que les dossiers de justice s’appuient sur les témoignages des anciens du village faisant appel à leurs souvenirs d’enfance pour servir de preuve. » Il faudra attendre le début du XVIIIe siècle pour que les premiers plans apparaissent et limitent les conflits en même temps que les propriétés.
Traitée pendant des siècles en "taillis sous futaie" en vue de la production de bois de chauffage (taillis) et accessoirement de bois de construction (futaies = troncs des gros arbres provenant des tiges réservées au moment des coupes périodiques du taillis), cette forêt donnait lieu à l'exploitation annuelle d'une coupe de 42 ha et d'un coupon de 14 ha. Les milliers de stères de bois étaient façonnés par une Régie municipale employant une grand nombres de bûcherons et de voituriers. Les habitations construites aux Grandes Baraques étaient autrefois plus nombreuses et destinées au logement des bûcherons de la Ville. Le régisseur revendait le bois au prix coûtant pour tenter de satisfaire les énormes besoins de la Ville en bois de feu. Cette régie municipale existe toujours, mais elle joue un rôle plus limité, la plupart des coupes étant vendues sur pied à des exploitants ou des industriels du bois.
Aurore Dupin est une jeune chercheuse spécialiste en anthracologie, l’étude des charbons de bois. Doctorante au laboratoire Chrono-environnement et rattachée à la MSHE où elle prépare une thèse en archéologie, la forêt de Chailluz s’avère pour elle un excellent terrain d’investigation depuis que la technologie LIDAR (télédétection par laser aéroporté) a révélé les traces d’un millier de charbonnières, dédiées précisément à la fabrication du charbon, dont les résidus permettront d’identifier les essences d’origine.
« De nombreuses informations nous proviennent de la forêt de Chaux, où l’on perpétue encore la tradition du travail des charbonniers, explique Aurore Dupin. Pour la forêt de Chailluz, il n’existe plus de mémoire, peu de documents et pas de vestiges d’habitations qui toutes étaient construites en matériaux périssables. » Les méthodes scientifiques aident à pallier ce déficit. La susceptibilité magnétique confirme dans un premier temps les relevés du LIDAR. Elle certifie que l’argile du sol a subi des températures extrêmes. « Lorsque l’on chauffe fortement de l’argile, les minéraux qui la composent s’organisent d’une manière particulière, guidés par le champ magnétique terrestre. » La datation au carbone 14 atteste ensuite l’existence de la majeure partie des vestiges entre le XVIIe et le XIXe siècles. À partir d’infimes résidus, le microscope optique à réflexion est capable de déterminer l’essence du bois grâce à des caractéristiques anatomiques que le charbon présente sur trois faces. Paul Delsalle aura peut-être dans les mois qui viennent des réponses quant à la présence des fruitiers en forêt sur laquelle il s’interroge…
Charbonnière en forêt de Chaux - Le bois était empilé en meule selon une géométrie étudiée, puis recouvert de terre de façon à garantir une combustion « à l’étouffée ». Le feu était surveillé jour et nuit. Une charbonnière atteignait en moyenne six mètres de diamètre et deux mètres de hauteur, et représentait cinq à six stères de bois. © En direct n° 254 septembre-octobre 2014
[1] Paul Delsalle - Aurore Dupin Laboratoire Chrono-environnement Université de Franche-Comté Tél. (0033/0) 3 81 66 58 74
[2] Céline Bouvresse Tél. (0033/0) 6 83 24 90 78
Aperçu sur la flore et la faune de la forêt de Chailluz
Poussant sur un sol souvent ingrat, la forêt de Chailluz est relativement pauvre, mais elle a été progressivement enrichie grâce à la vigilance et aux efforts conjugués de la Municipalité et des forestiers.
La zone nord-est a été longtemps occupée par des cultures comme le prouvent les vestiges de murets et d'amas d'épierrement. La forêt de Chailluz a donc progressé en superficie comme une hêtraie pratiquement pure. Pendant des siècles, les traitements qui lui ont été appliqués ont favorisé le Charme et le Chêne. De sorte que le Chêne occupe une place importante même dans certaines zones qui ne lui sont pas particulièrement favorables. Il faut dire que cette essence a été longtemps favorisée au détriment du Hêtre grâce à une sélection pratiquée lors des coupes, et que pendant très longtemps on a planté quantités de Chênes. Au début du XXe siècle, on plantait chaque année 10 000 Chênes !
Autres espèces arborescentes feuillues rencontrées : du Frêne, des Érables, du Tremble, du Merisier, du Bouleau, de l'Alisier. L'Orme a pratiquement disparu à cause de la graphidiose. Les résineux ont tous été introduits : de l'Épicéa, en grand nombre ainsi que des Sapins et quelques Pins.
Les flores arbustive et herbacée caractéristiques des collines calcaires sont bien représentées. Et dans certaines parcelles (parcelles 8 à 16), la présence d'argiles à chailles favorise quelques espèces calcifuges comme le Châtaignier et la Fougère Aigle.
La macrofaune comporte des sangliers, des chevreuils, des renards, des blaireaux et une vingtaine d'espèces d'oiseaux.
Qu'est-ce que la pédologie ?
Les sols constituent l'élément essentiel des biotopes propres aux écosystèmes continentaux. Leur ensemble, dénommé pédosphère, résulte de l'interaction de deux compartiments biosphériques : l'atmosphère et les couches superficielles de la lithosphère. La pédogenèse représente la formation des sols et l'étude des sols est une science qui s'appelle la pédologie. Les ressources de notre environnement n'étant pas inépuisables, on se doit de les utiliser au mieux. Cet impératif passe obligatoirement par une gestion rationnelle des forêts et des terres, ce qui nécessite une connaissance approfondie des qualités actuelles des sols, des mécanismes capables de les dégrader et de les détruire, et des moyens de les conserver et de les améliorer. Les différentes couches de matériaux homogènes qui constituent le sol sont appelées horizons en pédologie.
La formation des sols représente un processus complexe consistant en la transformation des roches situées à la surface de la croûte terrestre (roches mères) par l'effet conjugué des facteurs climatiques et des êtres vivants. Il est en réalité impossible de comprendre la genèse des sols si l'on ne prend pas en considération le rôle des organismes : bactéries, champignons et autres cryptogames, plantes vertes, pédofaune.
L'altération des roches mères commence par un phénomène de désagrégation physique. Celui-ci est provoqué par faction des facteurs climatiques : variations nycthémérales de température, érosion hydrique à laquelle s'ajoute ultérieurement la fracturation du substratum rocheux par les racines des végétaux. Un processus de décomposition chimique qui fait suite, induit par le lessivage qu'effectuent les eaux d'infiltration chargées de substances dissoutes (CO2 par exemple) qui solubilisent la roche et aussi par les sécrétions corrosives de divers végétaux pionniers. L'ensemble de ces processus fragmente la roche mère et la transforme chimiquement en la dissociant en ses composés initiaux.
En définitive, les sols résultent de l'action extrêmement intriquée et complexe des facteurs abiotiques et biotiques qui conduit à l'élaboration d'un mélange intime de matières minérales et organiques provenant de la décomposition des êtres vivants après leur mort et de leurs excréta (litière, racines mortes, cadavres d'animaux, fèces, etc.)
Le sol met des milliers d'années pour se former. C'est un bien précieux qui peut disparaître avec une facilité et une rapidité déconcertantes. Les exemples ne manquent pas. Dans le monde, des surfaces considérables de terres fertiles sont irréversiblement perdues chaque année par érosion, sur-exploitation ou à la suite d'aménagements inappropriés.
Caractères physiques des sols
Les principaux facteurs édaphiques sont constitués par la texture et la structure des sols, leur hygrométrie, leur pH et leur teneur en éléments minéraux.
Tous les sols comportent deux fractions distinctes l'une minérale, l'autre organique, intimement mélangées en un complexe organo-minéral. La texture dépend de la nature des fragments de roche mère ou de minéraux provenant de sa décomposition que renferme la fraction minérale. L'analyse granulométrique permet de distinguer dans cette dernière des éléments grossiers (cailloux et graviers) ainsi que des éléments fins (sables, limons et argiles).
Les cailloux sont de taille supérieure à 20 mm, les graviers mesurent entre 2 et 20 mm de dimension maximale, les sables de 2 mm à 20 µm de diamètre, les limons de 20 µm à 2 µm, les argiles moins de 2 µm.
La proportion relative des éléments fins constituant la fraction minérale permet de classer selon leur texture les divers types de sols. Elle présente une grande importance agronomique et de façon plus générale pour l'ensemble des écosystèmes terrestres car c'est d'elle que dépend pour une grande part la circulation de l'eau dans les sols.
Structure des sols
L'architecture des sols dépend de l'état des particules qui les constituent. Lorsque les particules les plus fines, de nature colloïdale, sont floculées, elles forment des agrégats en cimentant les éléments de plus grande taille entre lesquels existent des lacunes.
Si, à l'opposé, elles sont dispersées, les éléments du sol vont rester indépendants et ne délimiteront pas de système lacunaire bien défini. Les sols du premier type sont dits en agrégats, ceux du second type, particulaires.
La porosité constitue un autre paramètre édaphique important qui combine les critères propres à la texture et à la structure du sol considéré. La porosité peut se définir comme la proportion du volume des lacunes par rapport au volume total.
De cette dernière dépend la circulation de l'eau et des gaz dans les sols dont le rôle est essentiel aussi bien pour assurer le développement des plantes supérieures que celui de la microflore et de la faune édaphique.
La porosité décroît lorsque l'on passe de structures en agrégats très lacunaires vers des structures de plus en plus particulaires. Lorsque les sols particulaires sont dépourvus de sable, ils peuvent devenir asphyxiants car ni l'eau ni les gaz ne peuvent y circuler normalement.
Formation des sols ou pédogenèse
La pédogenèse résulte de l'action des facteurs écologiques abiotiques et biotiques sur les couches supérieures de la lithosphère.
La formation des sols commence par la fragmentation de la roche mère suivie d'une seconde étape marquée par la corrosion des minéraux présents. Celle-ci résulte de processus complexes : oxydation, réductions, hydratation, hydrolyse, etc. Le lessivage provoqué par les pluies et des facteurs topographiques (sols en pente ou sols plus ou moins bien drainés) va mettre en solution les produits de ces réactions chimiques. Le processus est favorisé par l'action des végétaux pionniers. Des cryptogames, tels les lichens exercent par leurs sécrétions une action corrosive intense sur les minéraux constitutifs des roches. De plus, les racines des plantes pionnières, outre qu'elles fissurent le substratum rocheux, accélèrent la dissolution des minéraux par leurs exsudats, conjointement au CO2 dissous dans l'eau d'inhibition.
Si l'érosion des sols est apparemment réduite en Franche-Comté, c'est d'abord le résultat des aménagements judicieux menés pendant des générations, à quelques. La forêt primitive a généralement fait place à un bon équilibre agro-sylvo-pastoral. Les cas d'aménagements mal appropriés proviennent la plupart du temps d'une méconnaissance des qualités des sols et de leur environnement.
La monoculture d'une espèce végétale, que ce soit en milieu agricole ou forestier, est toujours néfaste à plus ou moins longue échéance. La monoculture d'une essence forestière diminue obligatoirement l'activité des microorganismes. Ceux-ci en effet se trouvent fortement stimulés quand les aliments proviennent de sources diverses, mais n'apprécient guère le "plat unique". De ce fait, le cycle biologique se ralentit et les éléments nutritifs, les cations notamment, se retrouvent bloqués dans les débris organiques qui se décomposent plus lentement, d'où une acidification du sol.
Les résineux sont souvent accusés de dégrader les sols : comme nous le verrons plus loin, les feuillus comme le hêtre et le chêne sont tout aussi dégradants s'ils sont cultivés en peuplement pur. La dégradation des terres est en fin de compte liée bien davantage aux propriétés intrinsèques des sols et aux actions d'aménagements qu'aux résineux eux-mêmes.
Formation de l'humus
Elle s'effectue par addition de matière organique aux constituants minéraux des sols et représente la troisième phase de la pédogenèse dont la responsabilité est dévolue en premier lieu aux êtres vivants. Ce processus est donc contrôlé essentiellement par les facteurs biotiques.
La matière organique incorporée aux sols provient essentiellement de la litière, laquelle est constituée de feuilles mortes, de brindilles et d'autres fragments végétaux. Les branches et les troncs morts et, dans une bien moindre mesure, les excréments des herbivores contribuent à cet apport de matière organique.
Par le jeu de la photosynthèse, les végétaux apportent beaucoup plus de matières aux sols qu'ils n'en prélèvent. En tout état de cause, les éléments minéraux absorbés par les racines sont restitués lors de la mort des producteurs primaires. Certains micro-organismes, telles les bactéries fixatrices d'azote, incorporent des nitrates aux sols à partir de l'azote atmosphérique. En conséquence, l'activité des plantes supérieures et de certaines bactéries édaphiques apporte au sol plus de matière qu'elle ne leur en enlève. En outre, cette matière est généralement amenée sous forme de dérivés organiques complexes dont certains ne se décomposent que très lentement.
Les facteurs biotiques vont intervenir de façon déterminante dans la dégradation des matières organiques mortes.
Une première phase est sous la dépendance de nombreuses espèces animales qui vivent à la surface ou à l'intérieur des sols. Celles-ci interviennent directement et (ou) indirectement pour fragmenter la matière organique et pour l'introduire dans les couches profondes.
Certaines espèces, comme les rongeurs terricoles, amènent des résidus provenant de l'accumulation des détritus végétaux à l'intérieur des sols par suite de leur activité de fouissage.
À l'opposé, les invertébrés saprophages jouent un rôle pionnier dans la formation de l'humus en fragmentant la matière végétale morte : litière, branchages, fragments de bois dont ils se nourrissent dans le cas des termites. Il en est de même des coprophages, qui s'alimentent des excréments de vertébrés, en particulier d'ongulés, dont le rôle est essentiel dans les écosystèmes prairiaux (savanes, steppes, etc.).
Par son activité, la faune du sol (pédofaune) disperse dans les couches profondes la matière organique morte présente en surface et ramène dans les couches superficielles leurs excréments contenant les produits de digestion de la litière.
La pédofaune est constituée par une grande variété de groupes taxonomiques d'invertébrés. Parmi ces derniers, on dénombre des arthropodes, des annélides oligochètes, des mollusques, des crustacés isopodes (cloportes) et divers autres phyla ; rotifères, nématodes, protozoaires, etc.
Principaux types d'organismes saprophages (invertébrés) et décomposeurs (bactéries, champignons) constituant les peuplements de la litière et des sols.
A, B, C, collemboles gen. Tomocerus, Isotoma, Folsomia ; D, larve de bibionide (diptère) : E, diploure ; F, lombric (annélide oligochète) : G, Lithobius (chilopode) : H, Glomeris ; I, iule (diplopodes) ; J, nématode ; K, L. acariens Oribatides gen. Belba et Oribotridia ; M, N, R, champignons phycomycètes (Rhizopus), ascomycètes (Aspergillus) et Pénicillium ; O, streptomycètes ; P et Q bactéries : Cytophaga (cellulolytique aérobie ; Clostridium (fixateur d'azote, anaérobie). D'après Duvigneaud, La synthèse écologique, 2e édition, 1980, mais modifié. Doin, Paris.
Par leur biomasse, les oligochètes (lombrics ou vers de terre) et, par leur nombre, les arthropodes constituent les deux groupes dominants. Ces derniers sont représentés par des acariens oribatides, des myriapodes (diplopodes et chilopodes), des aptérygotes (surtout collemboles), des insectes (surtout des larves de diptères et de coléoptères).
En définitive, la biomasse constituée par la pédofaune est aussi considérable que le nombre d'individus qu'elle comporte à l'hectare. Il est par exemple banal de dénombrer dans une forêt caducifoliée tempérée plusieurs dizaines de millions d'arthropodes par hectare. De même, la biomasse de vers de terre, en moyenne de l'ordre de 500 kg/ha, peut atteindre plus de 1 000 kg/ha dans des sols forestiers très riches en matière organique et même dépasser 2800 kg/ha dans certaines prairies tempérées ! Comme le fait remarquer fort à propos Duvigneaud, en Europe occidentale pourtant surpeuplée, la biomasse des lombrics dépasse celle des hommes !
Types d'humus
La formation de l'humus, conditionnée en premier lieu par l'activité biologique des sols, dépend aussi de facteurs physicochimiques — dont certains ont d'ailleurs une forte interdépendance avec les facteurs biotiques — aération, teneur en eau édaphique (drainage), pH, nature du substratum rocheux, etc. Ainsi le type d'humus constitue-t-il une caractéristique essentielle car il intègre l'influence de l'ensemble des facteurs écologiques propres au biotope considéré.
On distingue quatre types d'humus en fonction de la rapidité de dégradation de la litière et de la décomposition des matières organiquesqui en dérivent : les Mull, les Moder, les Mor et les tourbes.
La formation des Mull prend lieu dans les sols riches et profonds, frais, bien drainés donc bien aérés. Ici, la décomposition de la litière est très rapide par suite de la grande abondance de la pédofaune, en particulier des vers de terre dont l'activité assure en outre une excellente dispersion de l'humus dans l'horizon[1] supérieur du sol. Les lombrics ingèrent en effet un mélange de fragment de litière et de terre. On estime que pour une densité de 50000 lombrics par hectare, ces annélides "consomment" quelque 2,5 tonnes de feuilles mortes pendant la belle saison mélangées à 25 tonnes de terre. On évalue en moyenne à 42 tonnes par an la masse de déjections produites par ces invertébrés[2]. En une trentaine d'années, les premiers décimètres du sol sont donc entièrement "digérés" par les lombrics. Si l'on ajoute à ces considérations le fait que les sécrétions muqueuses des vers de terre sont indispensables à l'activité de nombreuses bactéries du sol, en particulier de celles qui fixent l'azote, on imaginera bien l'importance écologique capitale de ces invertébrés dans les écosystèmes terrestres tempérés).
Par suite de l'intense activité des lombrics et autres animaux saprophages, l'horizon A1des Mull forestiers est caractérisé par une excellente homogénéisation des matières organiques en décomposition conférant à cet horizon une teinte plus foncée.
Dans les écosystèmes où prédominent les végétaux herbacés croissant sur sol calcaire, il se forme un Mull carbonaté. Ici la décomposition de la litière est un peu moins rapide que dans les Mull forestiers, d'où formation d'un horizon A1, épais et foncé.
Les Moder correspondent à des humus très répandus sur les sols pauvres. Comme dans le cas des Mull, il s'agit d'un humus dit coprogène car constitué essentiellement d'une poudre brune provenant des déjections globuleuses de divers invertébrés coprophages, dont le rôle consiste à déchiqueter la litière, à la fragmenter ainsi que les autres débris végétaux dont ces animaux se nourrissent.
Ici, le rôle des arthropodes est prépondérant, en particulier sur sols squelettiques où les myriapodes dominent au détriment des acariens et collemboles. A l'opposé, les lombrics sont moins bien représentés que dans les Mull. En conséquence, la litière non encore décomposée et celle en voie de dégradation sont beaucoup plus abondantes dans les sols à Moder, constituant un horizon A1 bien différencié.
Peu à peu ramollie par l'eau d'imbibition, la litière des Moder est envahie par une multitude de métazoaires inférieurs (rotifères, tardigrades, nématodes), de protozoaires (rhizopodes et flagellés) sans omettre une myriade d'algues microscopiques et de bactéries qui prolifèrent dans le compost ainsi formé.
Ce compost est en outre le siège d'un intense développement fungique, un abondant feutrage mycélien envahissant la matière organique en voie d'humification.
Les Mor constituent un autre type d'humus dit mycogène car sa production est essentiellement assurée par des champignons saprophytes. Les Mor se rencontrent souvent sur des sols très pauvres, installés sur une roche mère granitique, dans des landes à bruyères ou sous toute autre formation végétale acidifiante (forêt de conifères par exemple), et lorsque les conditions climatiques sont défavorables (froid humide).
Les Mor apparaissent en définitive sur des sots marqués par une faible activité biologique. L'importante accumulation de la litière se traduit par l'existence d'un horizon A0 très épais. Elle résulte de la rareté des animaux saprophages, lombrics et myriapodes en particulier. À l'opposé s'observe une grande abondance de champignons saprophytes qui peuvent représenter en poids jusqu'à 15 % de l'horizon A0 !
À la base de cet horizon s'accumule une couche organique de couleur brun-noir, fibreuse, dénommée "humus brut", superposée directement au sol minéral car l'horizon A1, est peu développé voire inexistant.
Les conditions d'acidité des Mor défavorisent l'activité bactérienne. De la sorte, la matière organique est mal décomposée et l'humification n'est pas menée à terme. Il se forme surtout des acides fulviques, composés phénoliques partiellement solubles qui sont produits par l'altération des membranes cellulaires. Ces acides, entraînés par les eaux d'infiltration, altèrent les colloïdes des argiles et interdisent de ce fait la formation des agrégats propres au complexe argilo-humique.
Pour mémoire, car il n'y en a pas en forêt de Chailluz, mais dans le Haut-Jura, les tourbes sont constituées par l'accumulation d'une grande quantité de matériaux organiques incomplètement décomposés, caractérisés par un taux d'humification généralement assez faible. Les tourbes se forment dans des milieux saturés en eau de façon quasi permanente — les tourbières — où apparaissent des conditions d'anaérobiose défavorables à toute activité biologique. Par suite de la quasi-absence de la faune et de la grande pauvreté de la flore bactérienne et cryptogamique, la matière organique se transforme très lentement et s'accumule souvent sur plusieurs mètres.
On distingue deux types de tourbes, les tourbes eutrophes qui s'édifient dans les tourbières de fond de vallée, là où la nappe phréatique affleure en permanence et les tourbes acides, quiseforment dans les tourbières de montagne, aux dépens des eaux de pluie qui s'accumulent dans des dépressions, sur sols acides. Dans un cas comme dans l'autre, seuls les horizons superficiels sont partiellement humifiés, lors des périodes d'assèchement de la surface qui en permettent l'aération.
Processus biochimiques de la formation de l'humus
Ces processus caractérisent la transformation de la matière organique morte par les agents microbiologiques, actinomycètes et bactéries, après qu'elle a transité dans le tube digestif des animaux saprophages. Les composés solubles ou facilement solubilisables qui préexistent dans la litière — dénommés composés hérités — vont migrer rapidement dans les sols, de même que les composés solubles néoformés, provenant en particulier de l'hydrolyse de la cellulose. Après séparation dans l'espace des composés insolubles et solubles, ces derniers vont se mélanger aux éléments minéraux, étape qui représente un des facteurs essentiels de l'humification.
Dans les Mull et les Moder, l'action des micro-organismes sur les matières insolubles est différente selon qu'il s'agit de cellulose ou de lignine. En milieu basique, la cellulose est dégradée plus rapidement que la lignine alors que leur vitesse de dégradation est comparable dans les Mull acides et dans les Moder.
Dans les Mull neutres ou basiques, la lignine est transformée en humus brun, insoluble. Il s'y constitue en outre des associations stables lignine-protéines. Dans ces mêmes milieux, l'action des bactéries conduit à des formations de composés cellulose-protéine, qui constituent les acides humiques gris, plus stables et résistants que les précédents. D'autre part, la biodégradation de la lignine, mais aussi la néoformation bactérienne de polysaccharides, conduisent à la production d'un ensemble de composés insolubles, de fort poids moléculaire, désignés sous le terme général d'humine. Celleci arrive à représenter en poids plus de 50 % de diverses fractions constituant l'humus.
Dans les Mull, et aussi dans une moindre mesure dans les Moder, acides humiques et humine se lient aux argiles colloïdales. Il s'édifie de la sorte, grâceà ces "ciments" humiques, des structures composites, dénommées sous le terme général de complexe absorbant argilo-humique, auxquelles sont également associés divers autres composés minéraux : calcaire actif, allophanes, et cations lourds.
On constate que l'activité bactérienne des sols diminue au fur et à mesure que l'humus s'accumule. De la sorte, une certaine quantité des sels minéraux nutritifs (nitrates, phosphates, sels de potassium, etc.) libérés par dissolution et (ou) dégradation de la matière organique deviennent disponibles pour les racines des phanérogames et autres végétaux autotrophes.
Enfin, l'humus est peu à peu minéralisé par l'action des microorganismes de sorte que la teneur des sols en matières humiques correspond à un équilibre dynamique entre biosynthèse et dégradation des divers constituants de ces dernières.
L'écologie des sols de la forêt de Chailluz
La région a été épargnée par les glaciers et possède par conséquent une histoire pédologique longue, datant souvent de l'ère tertiaire. Les roches-mères, au cours des millénaires, se sont altérées de façon continue en fournissant une couche épaisse de matériaux pédologiques. Les roches mères étant diverses, leurs altérites sont également très variées. D'autre part l'altération n'intervient jamais seule. L'érosion s'exerce aussi, avec ses périodes modérées et ses paroxysmes. Certains horizons poreux peuvent ainsi migrer, progressivement ou en masse, vers d'autres positions où parfois ils recouvrent des sols déjà constitués.
Troncatures, transports, recouvrements, affectent inégalement les sols, dont l'histoire devient ainsi non plus une évolution continue mais une succession d'épisodes apportant chacun leur marque. De tels sols formés en plusieurs étapes sont dits polygéniques.
Un climat lessivant à peu près constant depuis le tertiaire
Au cours de la pédogenèse, le climat joue un rôle considérable. On sait qu'à l'ère tertiaire une longue période d'altération a démantelé des masses énormes de calcaire. Cette décarbonatation intense n'a pu s'exercer que grâce à un fort drainage climatique, ce qui suppose des conditions d'humidité et de fraîcheur proches des conditions actuelles.
Mais on a pu mettre en évidence d'importantes fluctuations climatiques. Certaines périodes qui ont permis le développement d'une flore de palmiers et d'espèces méditerranéennes ont été chaudes et sèches. Les minéraux ont subi une altération différente et certains sols ont pris une teinte vive due aux oxydes de fer déshydratés (rubéfaction).
Quant aux périodes froides du quaternaire, elles n'ont pas pu rester sans influence sur les sols situés aux marges des calottes de glace. Les alternances de gel et de dégel ont provoqué un brassage par cryoturbation dont certaines traces sont encore bien visibles : nodules d'argiles arrondis isolés dans des limons, fentes en coin remplies d'éléments blanchis (glosses).
Enfin le climat actuel est encore très favorable à l'entraînement par lessivage puisque les précipitations remportent sur 1'évapotranspiration potentielle, sauf pendant les mois d'été qui accusent un léger déficit hydrique. L'existence de cette relative sécheresse estivale aura, dans les secteurs les mieux exposés, certaines incidences sur l'évolution des sols (rubéfaction actuelle). On remarque aussi que dans cette région de faible altitude, les températures moyennes mensuelles ne descendent pas en dessous de zéro degré.
De nombreux faciès calcaires, à l'origine d'une grande variété d'altérites
o Les argiles de décarbonatation
Les roches mères les plus répandues restent à cette altitude les calcaires jurassiques à faciès durs et relativement purs. Leur dissolution laisse de 1 à 10% d'éléments insolubles, surtout de l'argile et quelques grains de quartz. Ces argiles sont un constituant important des sols. Elles donnent les terra fusca (jaunes) et les terra rossa (rouges) qui emplissent les fissures et tapissent les bancs calcaires.
Un cas particulier est constitué par les calcaires de l'Argovien. Dans la partie Ouest du Jura, ce sont des bancs très riches en impuretés argilo-limoneuses et en rognons siliceux, de quelques centimètres de diamètre, constituant les chailles. La dissolution du carbonate laisse donc un abondant résidu connu sous le nom d'argiles à chailles, bien que les argiles proprement dites y soient beaucoup moins abondantes que la partie limoneuse formée par une poudre de silice.
o Les limons et sables de décarbonatation
Certains faciès argoviens sont des calcaires gréseux formés de grains de silice cimentés par du calcaire. La disparition du ciment laisse alors un résidu limono-sableux fin, très filtrant, formé de silice amorphe (calcédonite) très acide.
o Les limons éoliens ou ruisselés de compositions différentes[3].
Les recouvrements de limons occupent des surfaces importantes sur les premiers plateaux jurassiens et dans les plaines alluviales. Leur origine n'est pas partout élucidée mais on peut cependant reconnaître deux catégories :
— les limons éoliens, identifiés par la présence en quantité importante d'éléments minéraux qui n'existent pas dans les calcaires sur lesquels ils reposent. Ils correspondraient à des nuages de poussières déposés par des vents venus du Sud-Est qui auraient arraché des matériaux fins aux moraines alpines, après les glaciations. De tels transferts de poussières s'observent encore de nos jours à une échelle plus réduite : plusieurs fois par an on peut remarquer sur les voitures stationnées en plein air, une couche jaunâtre que les spécialistes attribuent à des nuages de particules d'origine lointaine.
— les limons ruisselés qui peuvent provenir du remaniement des premiers par les eaux de ruissellement, ou bien être déposés lors des crues importantes dans le lit majeur des rivières.
Les études au microscope électronique à balayage permettent de déceler sur les grains soit des cupules résultant des chocs entre grains dans le cas de l'éolien, soit des polissages arrondis dans le cas du transport par eau. Mais plus que leur origine, c'est la qualité des limons qui intéresse le pédologue, et celle-ci est extrêmement variable. On n'a encore jamais trouvé en Franche-Comté de limons carbonates. Ils sont donc probablement acides à l'origine et plus ou moins appauvris selon la durée du lessivage auquel ils ont été soumis.
o Les épandages de chailles
Les résidus des calcaires à chailles de l'Argovien sont des formations particulièrement mobiles. Ils constituent des boues limono-argileuses et caillouteuses qui se sont beaucoup déplacées au cours du temps. Ramollies par les alternances de gel et de dégel, elles ont glissé, même sur des pentes très faibles. Soumises à l'érosion de leurs particules fines, elles se sont parfois enrichies relativement en chailles. Il en résulte que certains placages sont constitués par une accumulation de ces cailloux siliceux cassés, au cortex patiné par le transport. La pauvreté du substrat est alors aggravée par la compacité de cette formation.
Caractères et distribution des sols de la forêt de Chailluz
La forêt de Chailluz s'étend sur un plateau et les pentes faibles, les actions pédogéniques s'exercent surtout dans les altérites anciennes acides, extrêmement peu influencées par le calcaire, même si ce dernier se trouve proche de la surface ; les sols ont une longue histoire et sont polygéniques.
o Le paradoxe des calcaires durs : des roches-mères acides
Le socle calcaire qui s'étend sur de vastes surfaces porte des sols qui évoluent, de façon totalement indépendante de ce substratum, dans des altérites tertiaires acides.
Dans le Bois des Épesses par exemple (Montfaucon, Doubs), on rencontre des profils de vingt-cinq centimètres formés d'un limon ocre recouvrant un banc massif de calcaire bathonien. On s'attend à un sol neutre ou faiblement acide, bien pourvu en calcium : or, le pH est de 5 et le taux de saturation[4] de 24% !
Ce cas, loin d'être isolé, constitue plutôt la règle. Beaucoup de sols forestiers ont des pH de 4 dans l'humus et sont acides dans la plus grande partie de leur profil (Forêt de Chailluz). On comprend combien la présence du socle calcaire peut être trompeuse. Que ce dernier soit recouvert par des apports allochtones ou par ses propres résidus totalement décarbonatés, il intervient très faiblement dans la pédogenèse. La végétation naturelle en forêt n'apparaît d'ailleurs calcicole que dans des zones très restreintes. Le plus souvent elle traduit les propriétés mésotrophes, voire oligotrophes, des humus et des sols.
o Le caractère polygénique des sols
La longue histoire des pédogenèses successives est inscrite dans les sols. Le meilleur moyen de la reconstituer est d'étudier les microstructures des différents horizons ce qui permet de reconnaître toutes les étapes qui ont façonné le sol actuel. C'est ainsi que l'on retrouve à peu près partout au contact des bancs calcaires, des argiles de décarbonatation. Elles constituent les matériaux dans lesquels les sols ont pris naissance. Les effets des actions périglaciaires s'y manifestent par la présence de nodules arrondis formés par cryoturbation. Mais les argiles de décarbonatation ont le plus souvent été remaniées et érodées. Ce qu'il en reste a été recouvert par plusieurs générations de limons déposés au cours des périodes interglaciaires. La micromorphologie permet là aussi de détecter très nettement ces apports successifs. Enfin, on retrouve la trace de tous les processus d'évolution, en particulier des phases successives de lessivage des argiles, témoins du caractère polygénique des sols.
o L'évolution générale : brunification et lessivage
La plupart des sols de cette région, bien que débarrassés du calcaire, sont tenus à l'abri d'une acidification extrême par la qualité de leurs matériaux minéraux. Il s'agit en effet, à quelques exceptions près que nous signalerons plus loin, de limons toujours en mélange avec des argiles. Or ces dernières par leurs propriétés de colloïdes jouent un rôle fondamental dans la fixation des ions minéraux et la structuration. Elles sont par là un facteur important d'équilibre et de fertilité.
Sur ces roches-mères effectives des sols, l'action du climat aboutit à la "brunification", processus pédogénique dans lequel l'altération des minéraux demeure modérée et le fer prend un état cristallisé caractéristique (goethite), responsable de la couleur brune.
À pH modérément acide, les argiles ont tendance à se mettre en suspension dans l'eau de pluie qui traverse le profil. Elles migrent et se déposent généralement un peu plus bas. Ce transport s'appelle "le lessivage" et conduit à différencier le sol en trois horizons typiques :
A1, organo-minéral grumeleux et teinté par les composés humiques ;
A2, plus minéral et éclairci par perte d'argiles, de fer et d'éléments nutritifs ;
Bt , coloré en brun rougeâtre par le fer associé aux argiles qui revêtent les unités structurales polyédriques (argilanes).
o Les excès de l'évolution : l'hydromorphie et la podzolisation secondaires
La brunification et le lessivage mènent aux profils peu différenciés et peu humifères des sols bruns et bruns lessivés caractéristiques de notre climat atlantique tempéré. Mais avec l'âge, le lessivage s'accentue et conduit aux sols lessivés. Le processus poussé à l'extrême tend à acidifier fortement la partie supérieure des profils (pH de 4 en A1 et A2) et à colmater les pores de la partie inférieure (les argiles entraînées s'accumulent en Bt). Selon les cas, les sols lessivés se dégradent en sols à pseudogley ou bien en sols podzoliques. La première voie s'observe dans les matériaux les plus sensibles à la battance et à la dispersion rapide des argiles, la seconde dans les matériaux capables par contre de conserver une grande perméabilité.
1. Les sols lessivés à pseudogley
Dans les limons très battants, les argiles dispersées dans les horizons supérieurs se déposent et ferment très vite les vides des horizons inférieurs. L'eau ralentit son infiltration puis marque un temps d'arrêt avant d'être évacuée à la fois par le fond, par écoulement latéral et par pompage dû à la végétation. Mais ces mécanismes ne sont pas synchronisés : quand il pleut beaucoup l'hiver, la végétation n'évapore pas et l'eau s'installe pour un certain temps sur le plancher imperméable, constituant ainsi une nappe temporaire.
Au niveau du sol, cela se marque par des transformations de l'état du fer. Dans l'eau stagnante de la nappe, il prend une teinte gris-bleu (état réduit ou ferreux). Quand l'eau se retire, les parties les plus oxydées (trajets des racines, fentes) prennent une teinte rouille (état oxydé ou ferrique). La partie du sol soumise à la présence de la nappe se caractérise par un bariolage de zones grises et rouilles, qui persistent même en période sèche et permettent de diagnostiquer à coup sûr l'hydromophie. Survenant à la suite du lessivage, cette hydromorphie est dite secondaire. Le sol temporairement engorgé est appelé lessivé à pseudogley.
Pour la végétation, cette dégradation est évidemment peu favorable. La zone colmatée fait obstacle à la pénétration des racines. Ces dernières ne prospectent plus qu'un volume réduit de terre. En été, la réserve hydrique s'épuise très vite. En forêt, la végétation naturelle évolue vers des groupements d'espèces capables de supporter alternativement l'hydromorphie asphyxiante et la sécheresse, comme certaines laîches et la molinie.
2. Les sols lessivés podzoliques
Dans les limons grossiers filtrants, l'acidification s'intensifie rapidement dans les horizons supérieurs lessivés. L'activité des microorganismes diminue par manque d'éléments nutritifs. Les débris végétaux se décomposent incomplètement et produisent des acides organiques capables d'agresser et de détruire les minéraux à l'exception du quartz. Ce dernier donne un résidu blanchi, totalement inerte et infertile. Parmi les éléments lessivés, le fer migre avec des matières humiques à l'état de complexes et va précipiter plus bas. Ces mécanismes constituent la dégradation podzolique.
Dans le profil, cela se traduit par plusieurs caractères : la litière s'accumule en couche épaisse et fibreuse (humus brut) ; les grains de silice, dans l'humus et au-dessous sont décapés et apparaissent en blanc sur fond noir (horizons A1 et A2) ; sous une bande un peu éclaircie on voit une couche irrégulière correspondant à l'accumulation de produits organiques brun-rougeâtre qui enrobent et colorent les grains de sable (horizon Bh) ; enfin on découvre un horizon ocre vif ((Bfe), témoin de la forte altération des minéraux et de la libération intense du fer.
De remarquables turricules tricolores qui extériorisent les horizons brun foncé, beige clair et ocre rosé du sol lessivé podzolique sous-jacent. Fontaine Sainte-Agathe, Bois de Chailluz, Doubs (cliché S. Bruckert).
Pour la végétation, la dégradation podzolique est extrêmement préjudiciable. L'humus brut freine en effet le recyclage des constituants absorbés par les plantes. Il bloque les éléments nutritifs sous une forme inassimilable. De tels milieux ne peuvent être colonisés que par des espèces végétales peu exigeantes : la callune, le polytric...
Épaisseur des sols de la forêt de Chailluz
Au cours de sa thèse consacrée à la Forêt de Chailluz, Catherine Fruchart (2014) a pu estimer l'épaisseur des sols forestiers grâce aux techniques LiDAR.
Carte estimative de l'épaisseur des sols forestiers.
Vue LiDAR en modèle ombré
(SIG et DAO C. Fruchart 2014 MSHE C. N. Ledoux)
Valeur pédologique et stationnelle des sols forestiers
Comme pour les terres cultivées, le classement des sols forestiers tient compte de l'estimation analytique du profil pédologique, des conditions stationnelles et du comportement des essences forestières en place. Les propriétés du matériau et la profondeur du sol constituent dans ce cas aussi des critères de qualité. En revanche, les cailloux et les pentes qui entravent les travaux agricoles, les blocs rocheux qui rendent impossible la mise en culture, ne sont plus ici des contraintes ; ce qui compte au plus haut point, c'est le volume de terre meuble prospecté par les racines : les éboulis et colluviums des pentes donnent naissance la plupart du temps à d'excellents sols forestiers, alors que les bancs rocheux compacts n'offrant qu'une mince couche de terre, ont des potentialités forestières médiocres.
Classes de valeurs des sols de la forêt de Chailluz (d'après S. Bruckert et M. Gaiffe 1985)
Comme dans l'estimation de la valeur des terres agricoles, la démarche méthodologique employée pour réaliser le document présenté vise à classer les sols comme des objets définis par des propriétés précises. L'échelle des valeurs retenue reste totalement indépendante de l'aptitude des sols à cultiver une essence donnée. C'est au forestier que revient ce choix, compte tenu des exigences édaphiques et climatiques de l'espèce, des conditions de sylviculture et d'exploitation, du contexte économique.
L'ENRÉSINEMENT EST-IL UN FACTEUR DE DÉGRADATION DES SOLS FRANCS-COMTOIS ?
On admet généralement que les aiguilles de résineux se décomposent plus difficilement que les litières de feuillus. C'est une des raisons qui font mettre au pilori les résineux, souvent accusés de dégrader les sols, c'est-à-dire d'acidifier l'humus et de provoquer un appauvrissement en éléments nutritifs par lessivage. Dans les cas extrêmes, on assimile cette dégradation à de la podzolisation. Qu'en est-il exactement ? Les résineux et les feuillus ont-ils des actions fondamentalement différentes ? Existe-t-il des sols plus sensibles que d'autres à la dégradation ? Les résineux dégradent-ils les sols ?
De nombreuses observations faites depuis une dizaine d'années démontrent que les résineux sont loin d'avoir tous la même influence nocive : si l'épicéa est en effet très acidifiant, le sapin et surtout le Douglas, le sont beaucoup moins. Quant aux feuillus, leur action peut être tout aussi dégradante ; le hêtre, le chêne ou le châtaignier fournissent des litières qui résistent longuement aux attaques des microorganismes.
On estime maintenant qu'une des premières causes de dégradation est avant tout liée à la monoculture d'une essence forestière, pratique qui se solde inévitablement par une inappétence de la microflore. C'est pour cette raison que les forestiers conservent de plus en plus dans les peuplements un pourcentage de 5 à 15% d'essences secondaires, dans le seul but de maintenir un bon niveau d'activité microbiologique dans l'humus.
Une deuxième cause de dégradation est à rechercher dans les sols. Les matériaux siliceux limoneux ou limono-sableux y sont particulièrement sensibles parce qu'ils ont une faible capacité d'échange cationique et sont inaptes à retenir les cations. Ils sont donc fortement prédisposés à l'acidification.
Pour illustrer ce propos, voici deux exemples choisis au Bois de Chailluz :
|
Sols à haut risques (Combottes) |
Sols sans risques (Montarmots) |
|||||||
Horizon |
Profondeur en cm |
Argile* |
CEC** |
Taux de saturation.* |
pH |
Argile |
CEC |
Taux de saturation.* |
pH |
A1 |
10 |
15 |
10 |
4.4 |
4.1 |
29 |
25 |
63 |
4.9 |
A2 |
40 |
16 |
7 |
1.2 |
4.3 |
31 |
25 |
19 |
3.9 |
Bt |
60 |
38 |
14 |
2.1 |
4.4 |
47 |
31 |
60 |
5.1 |
IIBt |
90 |
26 |
8 |
2.1 |
4.4 |
63 |
33 |
85 |
6.0 |
* en % ** en milliéquivalents pour 100 grammes
Le sol des Combottes qui s'est forme aux dépens d'un faciès gréseux de l'Argovien se distingue par une capacité d'échange et un taux de saturation en cations extrêmement bas : ses caractéristiques analytiques le font ranger dans les sols à hauts risques. En revanche, celui des Montarmots développé dans un limon de meilleure qualité possède une capacité d'échange et un taux de saturation beaucoup plus élevés qui les rangent dans les sols sans risques.
Ces observations répétées sur un grand nombre d'échantillons, démontrent que ce sont effectivement ces deux données analytiques qui permettent de diagnostiquer d'une façon simple et sûre la sensibilité à la dégradation. On soulignera au passage que le pH des 40 premiers centimètres ne distingue absolument pas les deux sols.
[1] Les pédologues dénomment "horizons" les strates successives de couleur, texture et structure différentes, dont l'ensemble constitue le profil d'un sol, mis à jour par une coupe verticale.
[2] Compte tenu de la toxicité de la plupart des pesticides pour les lombrics, on est en droit de s'interroger sur les conséquences de leur usage, à long terme, sur la fertilité des terres cultivées.
[3] Rappelons que l'on appelle limons, les particules dont la taille est comprise entre 2 et 50 millièmes de millimètre.
[4] Taux de saturation : proportion des sites effectivement occupés par les cations Ça2+ , Mg2+, K+, par rapport aux sites électro-négatifs potentiels : les sites non saturés sont comblés par des ions H+.
Sources :
22:12 Publié dans Botanique, Environnement-Écologie, Géologie-hydrogéologie-Climatologie | Tags : pédologie, franche-comté, forêt de chailluz | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | |
Le rôle des dolines dans l'érosion des sols du massif Chailluz-Thise
Le rôle des dolines dans l'érosion des sols
du massif Chailluz-Thise
par André Guyard
L'érosion des sols est un phénomène général qui a partout suivi le passage de la hache et du feu. Chaque année, c'est par milliers d'hectares que des terres sont soustraites à l'agriculture, emportées par l'eau ou le vent. Les seules tornades de la dernière décennie ont arraché dans les plaines de l'Ouest des États-Unis des centaines de millions de tonnes de sols. Des phénomènes dont les vidéos fleurissent sur Internet !
En Franche-Comté, le processus est heureusement plus limité, mais les déforestations imprudentes, la topographie, la rudesse du climat ou le surpâturage sont autant de facteurs qui, agissant ensemble ou séparément, sont susceptibles d'entraîner la disparition totale de la couverture pédologique comme dans le Haut-Jura. En outre, nous sommes dans une région karstique. Le lapiaz de Loulle dans le Jura illustre bien cette violence potentielle de l'érosion.
Des zones sensibles se rencontrent également dans les bassins limono-sableux de la Saône et de l'Ognon. Dans ces secteurs, il n'est pas rare de voir le bas des champs recouvert par de la terre venue du haut. Parfois, ces matériaux d'apport doivent être réensemencés, les cultures s'y trouvant totalement enfouies à la suite d'une pluie violente.
Quand l'entraînement des terres est plus discret, il n'en est pas moins réel et d'autant plus inquiétant qu'il concerne en priorité les particules fines, les plus importantes pour le maintien de la fertilité.
Un premier exemple de l'exportation de ces matériaux fins est illustré par les graphiques ci-dessous.
Il s'agit d'une évaluation des pertes en argiles par lessivage au cours du temps dans deux sols cultivés du secteur de Pin l'Émagny (Haute-Saône).
On remarque tout d'abord que l'intensité du lessivage, évolue parallèlement à l'abondance des précipitations.
Mais à l'intérieur de ce rythme climatique apparaît très nettement l'influence du type de pédogenèse : le sol calcique, dont les agrégats soudés par le calcium sont très stables, retient beaucoup mieux ses argiles que le sol limoneux dont la structure est plus fragile. Cette observation devrait nous rassurer sur la stabilité des sols des plateaux jurassiens, argilo-limoneux calciques et couverts presque en permanence par la forêt ou la prairie. Les travaux récents ont pourtant montré que même dans ces conditions favorables se manifestent d'importants mouvements de matériaux, affectant soit des sols entiers, soit des particules fines.
Dans les régions calcaires karstiques, les actions de dissolution des roches et les circulations d'eaux souterraines se traduisent en surface par des effondrements généralement connus sous le nom de dolines. C'est le cas du massif de Chailluz-Thise qui est criblé de ces entonnoirs. Des alignements de dolines signifient la présence d'une rivière souterraine dans le karst sous-jacent. La technique du lidar révèle de façon spectaculaire comment le sol de nos forêts est troué de ces formations.
Image Lidar du massif forestier Chailluz-Thise
Qu'est-ce qu'une doline ?
Coupe d'une doline dissymétrique de la forêt de Chailluz
Schéma © Patrick Rolin (cliquer pour agrandir le document)
Bizarrement, les dolines sont souvent dissymétriques avec un versant en faible pente du côté nord-est et un versant abrupt du côté sud-ouest. Le fond de ces dolines est relié aux galeries souterraines par des fissures ou des petits conduits verticaux de l'épikarst, souvent obstrués par les argiles. Le schéma ci-dessous explique comment cette dissymétrie peut se justifier.
Évolution d'une doline Schéma © Patrick Rolin
(cliquer pour agrandir le document)
Les dolines se développent sur un substratum calcaire massif et épais, à partir de légères dépressions installées sur une zone fracturée, concentrant tes eaux de ruissellement. L'action dissolvante de l'eau de pluie est favorisée par son acidité due à la présence de gaz carbonique dissous. Cette eau en s'infiltrant dans les fractures et les joints des calcaires attaque la roche et creuse des cavités de forme variée. La dissymétrie d'une doline est due à une dissolution plus intense des calcaires à l'Ouest qu'à l'Est.
Au niveau des dolines, on a pu mettre en évidence des phénomènes extrêmement originaux, qui se traduisent par un triple mouvement : le remplissage des dolines, le lessivage de leurs sols et l'évacuation des matériaux par le fond.
Les dolines sont alimentées en matériaux par les ruissellements
Au fond des dolines, on retrouve en coupe le sol ancien recouvert progressivement par les apports de limons dus au ruissellement.
Sol de doline. L'ancienne surface du sol a été enterrée
sous les apports © S. Bruckert
Parfois se manifestent des anomalies dans ces dépôts en milieu karstique. Par exemple, dans une doline du massif du Risol, le sol brun jaunâtre profond présentait, à environ vingt centimètres de la surface, une bande grisâtre qui ne pouvait pas s'expliquer par un phénomène pédogénétique.
Des lames minces effectuées à ce niveau ont permis de reconnaître de nombreux débris organiques peu transformés, en particulier des tiges et des feuilles de graminées. Des figures identiques se retrouvaient dans les premiers centimètres du sol, permettant d'assimiler les deux niveaux. La bande grisâtre représente donc un horizon atypique, c'est-à-dire la surface d'un ancien sol, enfouie sous des sédiments plus récents dans lesquels s'est réimplantée la végétation actuelle.
Dans l'ancien horizon de surface subsistent des traces de l'ancienne végétation
(tiges et feuilles de graminées mélangées aux limons)
On peut également trouver dans le fond des dolines des traces des activités humaines. La coutume millénaire qui incite les bûcherons à allumer leurs feux dans les bas-fonds clairières et bien protégés du vent, a permis une observation intéressante dans une doline de Bonnevaux (La Vieille Citerne). Le sol présente, au-dessous d'un horizon limono-argileux jaunâtre de dix centimètres d'épaisseur, une couche noire de charbons de bois reposant sur une bande rouge brique d'un centimètre (terre cuite). Puis le sol se poursuit par dix centimètres d'un limon jaunâtre et l'on retrouve une couche de charbons plus émiettés, d'un noir moins vif. Enfin, sous une nouvelle couche de limons se trouve un troisième lit de charbons plus petits enrobés de matière minérale.
On peut conclure de cette observation que le premier feu, des sédiments ont recouvert la surface charbonneuse et que le deuxième feu a été allumé plus tard à la surface du nouveau sol et ainsi de suite.
Plusieurs générations de charbons se trouvent séparées par des apports limoneux.
La couche la plus profonde a 1000 ans.
Ces feux, qui ont duré suffisamment longtemps pour cuire la terre et abandonner de nombreux charbons, ont accompagné les phases d'exploitation de la forêt.
Pour préciser cette hypothèse, des charbons de chacune des couches ont été datés par la méthode au carbone 14. Les résultats donnent pour les plus profonds un âge absolu de 1030 ± 190 ans. Ceci pourrait correspondre aux premiers défrichements importants des XIe et XIIe siècles. On en déduit que le sol de la doline s'est épaissi par apports successifs de trente centimètres en mille ans.
Près de Besançon, des poteries romaines ont été retrouvées dans une doline sous soixante centimètres de sol, ce qui correspond à un remplissage du même ordre.
Les sols des dolines sont lessivés
Les sols profonds qui occupent le fond des effondrements karstiques reçoivent, en plus de l'eau de pluie, les eaux de ruissellement de leur bassin d'alimentation et sont donc soumis à un lessivage intense.
Fond d'une doline. On aperçoit l'exutoire qui communique
avec le réseau karstique
Dans les conditions normales d'un sol de plateau, rappelons que le lessivage se traduit entre autres par un appauvrissement en cations et en argiles dans la partie supérieure du sol et un enrichissement en ces mêmes éléments dans la partie profonde. L'arrivée d'argiles en suspension provoque autour des unités structurales de l'horizon profond un dépôt très fin, très régulier, d'argiles "orientées" qui enrobent les polyèdres de pellicules irisées appelées argilanes. Ces dépôts se distinguent à l'œil nu grâce à l'aspect satiné qu'ils confèrent aux polyèdres mais sont particulièrement spectaculaires au microscope. Sur des lames minces de sol, il est possible de reconnaître les différentes phases de lessivage, leur intensité et leur nature (argiles seules ou argiles et matière organique par exemple).
Qu'en est-il dans les sols de dolines ?
L'analyse indique un lessivage de cations. Le calcium, le magnésium, le potassium sont deux à cinq fois plus abondants dans l'horizon profond que dans l'horizon moyen (l'horizon de surface étant légèrement enrichi par les "remontées biologiques", c'est-à-dire par la bioturbation due à la faune du sol (vers de terre en particulier).
L'observation du profil permet de déceler des argilanes dans l'horizon profond, mais ces dépôts ont un caractère inhabituel. Ils sont irréguliers et parfois ponctués de petites cupules. Au microscope, on en distingue plusieurs générations. Les premières sont cassées et brassées dans le matériau, tandis que les plus récentes semblent encore fonctionnelles, mais présentent des anomalies que nous décrirons plus loin.
L'analyse granulométrique apporte cependant une surprise de taille : il n'y a pas d'enrichissement en argiles en profondeur ! Le profil tout entier présente à cet égard une remarquable homogénéité. Par exemple, dans une doline du Massif du Risol, on a même un horizon profond dont tous les caractères morphologiques sont ceux d'un niveau d'accumulation et qui est le plus pauvre en argiles. Or sous cet horizon on a découvert l'exutoire de la doline en débarrassant un empilement de pierres et de blocs. Ce trou de quelque vingt centimètres de diamètre, en relation avec les conduits profonds du karst, laissait même s'échapper un courant d'air capable d'éteindre la flamme d'un briquet !
Ce cas très démonstratif illustre bien la situation particulière des sols des dolines, disposés sur une sorte de passoire et prêts à s'échapper par les trous.
Les sols s'évacuent par le fond
L'érosion des argilanes
Si l'on regarde attentivement les argilanes déposés dans les horizons profonds, on peut remarquer l'irrégularité du dépôt. Certaines plages montrent des creusements qui ont repris et usé un dépôt antérieur dont il ne reste que des becquets témoins. Ceci explique pourquoi l'horizon dit d'accumulation ne contient pas plus d'argiles que les autres. Il constitue en réalité un horizon de transit dans lequel l'appel au vide dû au soutirage karstique sous-jacent crée l'effet tourbillonnaire qui érode en cupules les faces des polyèdres.
L'érosion a enlevé ce que le lessivage avait apporté. Il ne reste que des becquets témoins
La répartition des charbons et des concrétions
Les charbons de bois sont toujours abondants dans les sols de dolines. À côté de ceux qui proviennent de feux allumés dans les bas-fonds, on trouve également ceux qui ont été apportés par les eaux de ruissellement grâce à leur faible densité. Or ces "traceurs", témoins des apports, ne sont pas seulement concentrés en surface, mais se trouvent disséminés à toutes les profondeurs.
Il en est de même des concrétions ferrugineuses patinées qui constituent la majorité des "sables" des dolines de basse altitude.
C'est donc le profil tout entier qui est concerné par les apports et ces apports s'enfoncent à mesure que l'exutoire avale les horizons profonds.
L'absence de matériau ancien dans les dolines
Un certain nombre de sols de la Forêt de Chailluz ont fait l'objet d'études minéralogiques sur les éléments fins inférieurs à 16 µm. Les recherches ont porté sur des "toposéquences", c'est-à-dire des combinaisons réunissant un sol de plateau et celui d'une doline voisine.
Sur le plateau on met en évidence deux couches bien différenciées : la plus profonde renferme tous les types d'argiles qu'on peut trouver à l'état d'impuretés dans le calcaire du socle et correspond à une argile de décarbonatation. La plus superficielle renferme encore les mêmes minéraux mais aussi — et en quantité notoire — des minéraux (qui n'existent pas dans les calcaires du Jura (feldspaths, plagioclases).
Dans les dolines, ces minéraux allochtones se rencontrent dans toute l'épaisseur du profil et on ne retrouve pas la couche d'argile que le calcaire a pourtant libérée en se dissolvant massivement.
Dans la logique des observations précédentes, ce sont en effet les matériaux du fond du sol — donc les plus anciens — qui sont les premiers avalés par les exutoires karstiques et le sol subit un enfoncement progressif.
La descente des concrétions ferrugineuses
Dans les sols anciens de Basse Franche-Comté, on trouve des concrétions ferrugineuses patinées qui sont héritées de phases d'altérations tertiaires et qui ont été redistribuées. On en dénombre environ deux fois plus dans les sols des dolines que dans ceux des plateaux, ce qui s'explique par une concentration sélective lors du départ des éléments fins.
Dans la partie supérieure des sols de dolines il se produit, lors du dégel printanier, une phase d'engorgement temporaire qui se traduit par une réduction du fer : l'horizon de surface prend une teinte gris-bleu. Au début de l'été, le sol se ressuie et s'aère ; le fer s'oxyde, se concentre en des points privilégiés et forme soit des cylindres rouilles engainant les radicelles, soit des concrétions à structure concentrique autour d'un quelconque noyau.
Lessivés, ces nodules relarguent donc du fer dans les eaux du réseau karstique. Il n'est donc pas étonnant que la nappe phréatique où s'alimentait autrefois la source Marguerite de Thise soit chargée en sels de fer.
Cette partie superficielle du sol affectée par le gel et l'hydromorphie (stagnogley) est la seule zone de fabrication des concrétions. Parmi ces dernières, les gaines racinaires sont des formes transitoires qui se font et se défont sur place, selon les conditions physico-chimiques saisonnières. Les concrétions à structure concentrique par contre sont stables. Si elles ne se forment jamais dans les horizons sous-jacents, elles s'y trouvent transportées par les mouvements d'enfoncement du sol. Au cours de la descente le long du profil, elles subissent une transformation progressive et dans l'horizon profond elles ne conservent souvent qu'un noyau ferro-manganique noirâtre tandis que les couches externes sont décolorées et poreuses. À ce niveau en effet, le léger confinement du sol provoque une remise en solution du fer qui abandonne le cortex de la concrétion.
Contrairement aux argiles qui peuvent transiter à travers le profil grâce aux solutions gravitaires, les concrétions ne peuvent descendre vers le karst qu'accompagnées par l'ensemble du sol. Leur présence jusqu'au fond, alors qu'elles sont fabriquées en surface, illustre parfaitement ce phénomène.
En conclusion, on peut donc affirmer que les sols des plateaux calcaires, malgré leur apparente stabilité, sont en perpétuel mouvement. On peut décomposer leurs déplacements en deux phases. D'abord, comme partout ailleurs, les sols des points hauts ont tendance à être entraînés vers les bas-fonds : ceci se passe d'une façon discrète et continue par la mise en suspension et le transport de certains éléments fins dans les eaux de ruissellement. Lors de la conjonction de facteurs défavorables (déforestation, labour, action des campagnols), suivis d'orages violents, au contraire, le phénomène peut être massif et spectaculaire. Ce ne sont plus les argiles qui se déplacent mais des agrégats intacts et parfois même des masses de sol. Les dolines jouent le rôle de bassins de réception pour tous ces éléments, ce qui explique certains caractères colluviaux de leurs profils : épaisseur, homogénéité, porosité, présence d'éléments hérités (charbons, concrétions).
Mais ce qui fait l'originalité de ces zones karstiques, c'est que les bas-fonds ne sont pas que des bassins de réception. Les dolines étant en communication avec les réseaux souterrains, il se crée un appel au vide qui déstabilise perpétuellement le remplissage et tend à l'aspirer vers les profondeurs. Bruckert et Gaiffe ont pu montrer que cette usure par le fond a déjà avalé, à l'étage collinéen, tous les vestiges des sols anciens et que ce phénomène se poursuit.
Entre ces deux mouvements, il peut ne pas y avoir une équivalence parfaite. Il est probable qu'un grand nombre d'anciennes dolines à l'exutoire étroit ont reçu plus de matériaux qu'elles n'en ont exportés. De ce fait, elles se trouvent comblées et n'apparaissent plus dans le paysage. On reconnaît leur existence lorsque des travaux de terrassement mettent à jour ces énormes poches de terre.
Dans certains cas plus rares, l'exportation vers la profondeur est supérieure à l'alimentation. Il subsiste alors un entonnoir, au fond duquel des cailloux lavés marquent remplacement de la perte. De tels exemples montrent la puissance potentielle de ce type original d'exportation des sols.
Actuellement l'érosion reste limitée dans ces secteurs de plateaux grâce à la présence de la prairie qui assure une couverture à peu près complète et une protection efficace du sol. Le phénomène se déclenche cependant chaque fois que la terre est mise à nu : au moment des labours, avec la pullulation des petits mammifères qui bouleversent la surface, avec les exploitations intensives en forêt et les coupes à blanc.
Sources :
Bruckert S. & Gaiffe M. (1985). — Les sols de Franche-Comté CUER Université de Franche-Comté 142 p.
Rolin P. (2016). — Livre guide d'une excursion géologique en forêt de Chailluz.
22:12 Publié dans Botanique, Géologie-hydrogéologie-Climatologie | Tags : dolines, thise, forêt de chailluz | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | |