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06/10/2013

Loups et élevages : une coexistence « compromettante »

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par Antoine Doré[1]

Article paru dans le Courrier de l'environnement de l'INRA n°63, août 2013 pp. 123-124.


L'année 2012 marque les vingt ans du retour officiel des loups en France. Et pourtant, aucune mesure n'est à ce jour parvenue à créer les conditions d'une coexistence parfaitement pacifique entre les loups, les moutons, et les humains. L'existence des uns semble toujours, par endroits et par moments, compromise par la présence des autres. Les situations de calme relatif rendues possibles par l'appareillage compliqué de multiples dispositifs techniques, scientifiques, juridiques, administratifs, etc.[2], restent souvent précaires.

Non, les éleveurs et leurs animaux ne seront sans doute jamais totalement tranquilles en présence des loups. Il est fort à parier également que les loups ne vivront jamais complètement en paix tant que les éleveurs et les bergers auront des troupeaux à défendre. En effet, si des mesures de protection permettent d'assurer une relative sécurité du bétail, les loups parviennent de temps à autre à les contourner et à en trouver les points faibles. Et l'immunité théorique que la Convention de Berne[3] et la Directive Habitats[4] confèrent aux loups est régulièrement écornée dans la pratique par quelques destructions illégales de ces prédateurs.

Sauf à envisager l'hégémonie destructrice d'un camp sur un autre, la situation actuelle nous oblige à faire le constat que la suppression de tout conflit relatif à la présence des loups est illusoire. L'entière réconciliation du loup et de l'agneau n'est pas pour aujourd'hui. De sorte qu'il apparaît important de concentrer les efforts sur un accompagnement du conflit qui soit l'occasion d'apprentissages collectifs et d'ajustements réciproques.

Comme l'avait bien vu le sociologue et philosophe allemand Georg Simmel, le conflit est un facteur important de cohésion sociale[5]. C'est en particulier au gré de nos querelles, discordes, désaccords, etc., que nous apprenons collectivement à vivre ensemble et que nous faisons société entre humains. C'est par le conflit que nous devons également apprendre à composer les agencements « anthropo-zoo-techniques » qui conviennent et explorer ensemble les voies possibles d'une cohabitation plus vivable pour tous : loups, moutons, éleveurs, naturalistes, chiens de protection de troupeaux, promeneurs, chasseurs, chamois, chevreuils, etc.

Dans cette optique, l'aménagement des relations tumultueuses qui s'engagent entre des humains à propos des loups est certes important. Mais l'invention des conditions d'un co-apprentissage de la conflictualité entre les loups et les éleveurs l'est sans doute plus encore. Il est temps de considérer et de traiter les loups comme de véritables parties prenantes des conflits plutôt que comme de simples révélateurs d'enjeux politiques qui ne concerneraient que l'entente entre humains. Or, cela n'est envisageable qu'en dérogeant, de manière partielle et mesurée, à la stricte protection des loups. Les éleveurs et bergers doivent pouvoir réagir face aux prédateurs récalcitrants qui parviennent à outrepasser les dispositifs de protection des troupeaux pour s'attaquer à leur gagne-pain. Et les loups doivent pouvoir sentir, sur le vif, la résistance active de ces derniers pour apprendre ou réapprendre à se tenir à distance du bétail.

Pour ne pas être fatals aux uns ou aux autres, les conflits entre humains et animaux, tout comme les conflits entre humains, doivent cependant être accompagnés, être encadrés démocratiquement. Il s'agit alors d'inventer une pratique politique du conflit qui prenne définitivement acte du caractère compromettant du vivre ensemble, qui assume pleinement le constat selon lequel toute entreprise de coexistence pose des questions importantes d'identités, c'est-à-dire, par exemple, de reconfiguration des manières d'être éleveur, mais également des manières d'être loup. Dès lors. une question primordiale s'impose : jusqu'où sommes-nous prêts à compromettre nos façons de faire, nos façons d'être, pour cohabiter avec l'autre ? Comment et jusqu'où peut-on intervenir sur les loups sans remettre en cause leur caractère sauvage défendu par les uns ? Comment et jusqu'où peut-on transformer les pratiques d'élevage sans dénaturer certaines pratiques spécifiques de conduite des troupeaux auxquelles tiennent tant les autres ? Tout l'enjeu consiste alors à inventer les dispositifs de négociation prenant à bras-le-corps de telles questions pour rendre possible l'instauration collective de « compromis du supportable ».

 

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Le dispositif interministériel de prélèvement fixant les conditions d'autorisations ponctuelles de destruction de loups[6] est sans doute très imparfait et insatisfaisant. Il peut cependant être considéré comme la préfiguration d'un instrument d'accompagnement du conflit potentiellement efficace et démocratique, en créant les conditions de possibilité d'une négociation collective de « compromis du supportable », au sein des comités pluripartites dédiés aux grands prédateurs.

En vertu des mesures dérogatoires à la stricte protection des loups prévues par la Directive Habitats, des destructions de loups sont possibles aux conditions que des dégâts importants soient constatés, qu'il n'existe aucune autre solution satisfaisante et que cela n'affecte pas l'état favorable de conservation des populations. La traduction pratique et détaillée de ces conditions abstraites en un protocole technique fixant les conditions et modalités d'application des opérations de tir est l'occasion d'une négociation progressive de ce que les différents protagonistes peuvent supporter : d'une part, il s'agit de définir le seuil de pression de prédation supposé être supportable pour l'éleveur (nombre d'attaques constatées par l'administration pendant une durée donnée) ; d'autre part, il s'agit de définir un seuil de pression de prélèvement de loups supposé être supportable par la population (nombre maximum de loups dont la destruction peut être autorisée sans que cela n'affecte l'état favorable de conservation des populations).

Les débats qui accompagnent chaque année la publication des arrêtés préfectoraux ordonnant la réalisation de tirs de prélèvement de loups ne doivent pas être considérés comme le signe d'une défaillance du dispositif. Ils témoignent de l'invention en cours d'une coexistence qui ne peut pas être décrétée de manière autoritaire ou irénique[7], mais qui doit être pensée et construite comme un compromis réciproque des protagonistes. Tout l'enjeu des politiques publiques est alors de créer les conditions nécessaires à son élaboration.



[1] Sociologue à l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA) Chercheur associé au CSO (CNRS/Sciences-Po) et au laboratoire PACTE (CNRS/IEP/UPMF/UJF) dore.antoine@yahoo.fr

[2] Pour ne citer que quelques exemples : les mesures de protection des troupeaux (parcs de regroupement mobiles, chiens patous, etc.) ; le Réseau loup/lynx de suivi des populations ; l'arrêté fixant la liste des mammifères terrestres protégés sur l'ensemble du territoire français ; la circulaire relative à l'indemnisation des dommages causés par le loup aux troupeaux domestiques, etc.

[3] Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe, Berne, 19 septembre 1979.

[4]Directive 92/43/CEE du Conseil, 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages.

[5]Simmel G., 1 W. Le conflit. Circé, Paris, 166 p

[6]Arrêté du 4 niiii 2011 fixant les conditions et limites dans lesquelles des dérogations aux interdictions de destruction peuvent être accordées par les préfets concernant le loup (Canis lupus). Journal officiel de la République française, n°0111 du 13 mai 2011 ; page 8289.

[7]Qui cherche à éviter les excès d'une attitude purement polémique. Relatif à l'irénisme (Larousse).

17/10/2011

Le loup (le retour) et l'agneau (le départ ?)

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par Christian Deverre

  • INRA-SAD-Avignon, unité d'Écodéveloppement
    domaine Saint-Paul, site Agroparc, 84914 Avignon cedex 9
    deverre@avignon.inra.fr

Après quelques années de doutes et de controverses sur sa possible réintroduction volontaire, la cause paraît dorénavant entendue : le retour du loup dans le massif alpin est un phénomène naturel. Le suprême prédateur a repris tout seul sa place d'espèce-clé des écosystèmes montagnards. Son retour et son expansion rapide témoignent de la bonne santé retrouvée de la nature dans cette région et sont, dans le même temps, les garants du rétablissement des équilibres entre les composantes de cette nature. Ils assurent la régulation future des fonctionnements écologiques.

 

Dès lors, pour les amis du loup, les obstacles qui freinent ce sain retour ne peuvent être que traités comme des entraves à cette harmonie naturelle en voie de rétablissement. Et l'hostilité des bergers à la présence du loup, la première et principale manifestation de son refus, ne peut être interprétée que comme la poursuite condamnable de la prétention humaine à remodeler l'univers en artifices productivistes. Les éleveurs montagnards, dont les proches ancêtres sont d'ailleurs responsables de la disparition temporaire de l'animal, sont dorénavant tenus de mieux respecter les fonctionnements écologiques et de s'y adapter s'ils veulent continuer à être tolérés sur des territoires reconquis par la nature.

 

Cette argumentation, qui renouvelle en la renversant la barrière ontologique édifiée depuis la Genèse entre l'homme et la nature, soulève néanmoins un certain nombre d'interrogations, tenant en particulier à la nature de cette nature que l'on vise à protéger, et dont le retour du loup serait le symbole.

 

La qualité retrouvée des espaces naturels dans lesquels revient l'animal serait d'abord due à l'allégement de la "pression anthropique", à l'amoindrissement de l'impact des activités humaines sur ces territoires ; bref, elle serait la conséquence bénéfique de la "désertification" rurale, particulièrement sensible dans les régions montagnardes. Cependant, outre le fait que le phénomène de dépeuplement humain a peu à voir avec des lois naturelles et beaucoup plus avec les transformations de la géographie du capital et de la politique agricole, ces " déserts " montagnards sont-ils vraiment l'objet d'un abandon des attentions de la société ? Ne sont-ils pas seulement l'objet d'une transformation de ces attentions ? A côté des stations de ski et des chasses privées, les parcs nationaux, réserves et autres conservatoires naturels ont peu à peu remplacé les finages et communaux villageois, mais ils sont loin d'être des sanctuaires où une nature sans hommes reprendrait seule ses droits. La mise en défens de ces territoires à certaines activités s'est accompagnée de multiples interventions tout aussi humaines depuis les réintroductions de faune " sauvage " jusqu'aux plans de " gestion " de celle-ci, en passant par les suivis floristiques et faunistiques plus ou moins systématiques, les nombreuses réglementations régissant la chasse, la cueillette et la fréquentation des sites et leurs zonages correspondants, tous légitimés par des " listes rouges ", directives et conventions nationales ou internationales. La nature qui s'est épanouie dans ces espaces protégés correspond à un mélange complexe entre des potentialités biologiques liées aux facteurs du milieu et des choix que leurs administrateurs ont fait au nom de la société, en notre nom.

 

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Ce qui est paradoxal dans la situation actuelle, c'est que les administrateurs des choix sociaux de la nature se sont, de manière croissante ces dix dernières années, appuyés sur les activités pastorales pour accompagner les plans de gestion des territoires confiés à leurs soins. Ce sont à des éleveurs, transhumants ou locaux, qu'ont été largement confiées les tâches de maintenir l'ouverture de milieux favorables aux espèces végétales et animales fragiles et menacées par l'extension de la forêt ; c'est à eux que l'on a demandé de contribuer à 1'entretien des alpages et des mosaïques paysagères favorables aux ongulés sauvages comme aux grands rapaces. Au travers d'incitations financières comme les mesures agri-environnementales, les propriétaires de troupeaux domestiques ont été encouragés à reconquérir des espaces embroussaillés, pauvres en biodiversité et menacés par les incendies, et des bergers alimentent les charniers qui facilitent la réintroduction des vautours. Dans l'élaboration des futurs plans de gestion des sites du réseau Natura 2000, l'élevage se voit confier un rôle central dans tout l'arc alpin et en général dans toutes les zones montagnardes où l'on annonce l'inéluctable et prochaine réapparition des loups.

 

Les menaces que fait peser cette réapparition sur la poursuite sereine des activités pastorales encouragées au titre de la protection des espaces naturels ne plongent-elles pas les naturalistes lycophiles dans le doute ? À moins, mais c'est bien sûr impossible, que certains d'entre eux n'établissent implicitement une hiérarchie dans leurs préférences naturelles, plaçant les grands prédateurs à un rang supérieur à celui de l'Iris nain ou du Gypaète barbu ? Le loup, animal particulièrement adaptable à une grande variété d'habitats, peut subsister dans des zones presque entièrement boisées, pourvu qu'elles accueillent aussi des ongulés, et il ne souffrirait pas spécialement de la disparition des chaînes trophiques liées aux espaces ouverts que les troupeaux domestiques contribuent à conserver. Mais, au regard des connaissances écologiques actuelles en matière de biodiversité et des inventaires internationaux des espèces et habitats protégés, comment la préservation d'un seul animal, certes répertorié dans la Convention de Berne, pourrait-elle se justifier sur ces territoires au détriment sans doute de dizaines d'autres espèces ?

 

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Certes, peu de protecteurs du loup sont prêts à tenir un langage aussi radical. La grande majorité d'entre eux affirme sa volonté de réfléchir aux conditions de la cohabitation entre loups et troupeaux dans les espaces montagnards. Mais leurs propositions pratiques ne concernent que des aménagements des seules pratiques pastorales, rétablissant ainsi le fossé entre la vraie nature, celle sur laquelle on ne peut intervenir sans la dénaturer - ce qui amène à rejeter avec dégoût, par exemple, l'institution de réserves à loups dans certaines zones boisées -, et l'autre, l'anthropique, que l'on peut manipuler à souhait. Gardiennage plus actif, présence d'aides-bergers et de chiens de protection, confinement des troupeaux domestiques la nuit sont ainsi proposés pour limiter les prélèvements des loups. Chacune de ces "solutions" pose, en sus des difficultés économiques de mise en œuvre, de nouveaux problèmes écologiques (dégâts possibles des chiens au " reste " de la faune sauvage, érosion des sols et pollution des eaux causées par la concentration de ruminants confinés dans des parcs...). Et bien sûr, la "part du loup", même réduite, n'est jamais complètement exclue. Ce dernier élément, inéluctable dès lors que l'on se refuse à cantonner les prédateurs, est supposé pouvoir être réglé par le biais d'indemnisations monétaires dont on discute si elles doivent être, comme aujourd'hui, distribuées selon le nombre de têtes prélevées, ou plus globalement forfaitaires, contractuelles. Et là encore, le fossé entre nature sauvage et nature domestique est inlassablement recreusé : la relation proie-prédateur n'est pas traitée dans ce cas selon le modèle écologique de la concentration d'énergie sur une chaîne trophique, avec ses régulations propres, mais sur le mode dichotomique entre l'animal naturel, qui accomplit ses fonctions vitales, et l'animal domestique, ravalé au rang de simple marchandise, nié en tant qu'objet biologique, unité interchangeable avec de la monnaie. La partition s'accentue encore lorsque, alors que l'on affirme que l'unité de base de la vie sociale du loup est la meute, on nie de fait la réciprocité au troupeau domestique en ne prenant pas en compte les effets d'une attaque sur les ruminants témoins survivants, blessures par bousculades, stress, insomnies, avortements.

 

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Faut-il lire au travers de ces quelques remarques et interrogations un nouveau plaidoyer en faveur d'une ruralité archaïque opposée à la réhabilitation de la nature sauvage ? Sans doute, si l'on considère que leur auteur n'est pas insensible à la détresse humaine que provoque l'injonction faite à tout un groupe professionnel, beaucoup plus profondément attaché à ses animaux que les marchandisateurs ne le pensent, de se plier sans réagir aux "lois" d'un animal que, naguère, toute une culture abhorrait. Mais avant tout, mon souci est ici d'appeler à briser les constantes barrières que l'on tend inlassablement à reconstruire entre vraie nature et nature anthropique. C'est au nom de cette barrière que les plus dangereuses prédations humaines ont pu être faites au sein de ce qui n'était considéré que comme un réservoir de ressources plus ou moins illimitées. Mais le renversement complet de la perspective est tout aussi à craindre, celui qui attribue à la nature sauvage muette – et donc à ses porte-parole humains au nom de la connaissance révélée de ses "lois" et de ses impératifs – un poids supérieur à celui des agents humains et de leur nature domestique. Des loups, armés d'exemplaires de la Convention de Berne et dont le régime alimentaire estival est constitué en majorité de brebis ou de veaux, sont-ils vraiment plus sauvages que des herbivores choisissant leur menu entre les dizaines d'espèces d'herbes et d'arbustes que leur offrent les parcours montagnards, que leurs préférences changeantes façonnent année après année ? Le sort des uns et des autres, comme des territoires qu'ils fréquentent, ne peut être que de notre choix, consenti après un débat public sans hiérarchie, et non imposé par une quelconque destinée manifeste reposant sur une douteuse prédominance de la nature naturelle ou humaine. Ces deux natures sont inextricablement mêlées et leur opposition renouvelée ne peut que nous rendre successivement aveugles à nos responsabilités vis-à-vis de leur inéluctable conjonction.

 

Plus de renseignements sur le Loup en France :

http://loup.org/spip/IMG/pdf/ddploupsfepm_dec2012.pdf