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02/08/2019

La théorie synthétique de l'évolution revisitée

La théorie synthétique de l'évolution revisitée

 

Par Hervé Le Guyader  01 octobre 2002  POUR LA SCIENCE N° 300

 

L'édifice de la théorie synthétique de l'évolution des années 1940, qui associait pour la première fois génétique et darwinisme, a été enrichi par les découvertes issues de la biologie moléculaire et de la systématique.

 

Alice au pays des merveilles-450.jpg

 

Alice et la Reine rouge courent... pour rester sur place. Dans le roman de Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, le paysage se déplace aussi vite que les personnages. Leigh Van Valen reprend cet épisode pour expliquer que les espèces animales récentes ne sont pas plus adaptées que les espèces anciennes : toutes ont la même durée de vie. Il contredit ainsi l’idée de progrès, au centre de la théorie synthétique de l’évolution.

 

Rien n'a de sens en biologie, si ce n'est à la lumière de l'évolution.

Theodosius Dobzhansky

 

En 1859, la publication de L'origine des espèces par Charles Darwin (1809-1882) marque le temps zéro de la biologie évolutive moderne. Les principes de descendance avec modification et ceux de sélection naturelle constituent l'ébauche d'un cadre conceptuel où l'on peut – enfin – raisonner sur l'évolution et l'origine des organismes vivants, donc de l'être humain. Toutefois, à cette époque, la génétique fait cruellement défaut. De plus, il faut souligner la pauvreté de l'embryologie expérimentale et la faiblesse de la paléontologie naissante.

 

La deuxième date essentielle est celle de l'élaboration de la théorie synthétique de l'évolution, initiée par la publication de La génétique et l'origine des espèces, en 1937, par Theodosius Dobzhansky (1900-1975). Le titre parle de lui-même, et la mention explicite à l'œuvre de Darwin n'est pas fortuite. Dans cet ouvrage, Dobzhansky fait le point sur les résultats de la génétique acquis depuis le début du XXesiècle, notamment la génétique des mutants de la drosophile, puis la génétique des populations. Avec les travaux de Thomas Morgan (1866-1945) et de ses disciples, on comprend l'importance des petites mutations, qui ont parfois, pour un animal, telle la drosophile, des conséquences importantes sur son anatomie. Cependant, on se rend aussi compte que la population est un niveau adapté à la compréhension des mécanismes de l'évolution. Par exemple, dans une population, on peut calculer la fréquence des gènes. Quand, au cours des générations, cette fréquence ne change pas, la population est à l'équilibre. En revanche, lorsqu'elle varie, c'est souvent le résultat du jeu de la sélection. À partir de telles données, mathématisées sous l'impulsion de John Haldane (1892-1964), on peut suivre la sélection naturelle en action. Ainsi, la génétique et le darwinisme sont réunis. Tout est prêt pour créer une génétique évolutive qui explique les phénomènes liés à la spéciation. Le généticien Dobzhansky est rejoint par l'anatomiste et embryologiste Julian Huxley (1887-1975), futur directeur de l'UNESCO, qui publie en 1942, Évolution, la synthèse moderne. De leur côté, l'ornithologue Ernst Mayr, le paléontologue George G. Simpson (1902-1984) et le botaniste G. Ledyard Stebbins appliquent ces idées à leurs disciplines. Les quatre biologistes travaillent ensemble à l'Université Colombia, de New York. De ce rapprochement se dégage une vision cohérente, le néo-darwinisme (terme forgé par Huxley lui-même), selon laquelle l'évolution procède suivant un schéma simple : au sein de populations, les variations héréditaires, fruits des mutations minimes, sont sous l'emprise de la sélection naturelle qui modifie les fréquences géniques dans ces populations. Ces changements entraînent une meilleure adaptation des organismes : de manière graduelle, émerge toujours «quelque chose de mieux».

 

De cette «synthèse moderne», on retient surtout l'idée d'une évolution à petits pas et l'idée de progrès, l'une des idées clés de Simpson : l'évolution serait, d'une part, une marche graduelle du vivant par l'établissement d'organisations, ou grades, où chacune dérive des précédentes et, d'autre part, une progression vers une «meilleure adaptation», le progrès au sens anthropomorphique du terme. À partir des années 1970, cette vision vacillera sous les assauts, entre autres, de la biologie moléculaire et de la systématique.

 

Le bricolage au cœur de l'évolution

 

Le bouleversement n'est pas immédiat. À la fin des années 1960, alors que, non seulement, on connaît la structure de l'ADN, mais que le code génétique est déchiffré et que l'on comprend les mécanismes fondamentaux du contrôle de l'expression des gènes, la biologie moléculaire n'a pas encore d'impact majeur sur les théories de l'évolution. Pourquoi? Tout d'abord, la vision du génome est celle d'une structure compacte et rigide à la façon d'un programme informatique. Y toucher serait catastrophique. Seules les petites mutations sont acceptées, et l'on retrouve par là le principe fondateur du néo-darwinisme. En 1970, dans son livre Le hasard et la nécessité, qui fit autorité à l'époque, Jacques Monod (1910-1976) affirme que l'échelle microscopique du génome interdit sans doute à jamais tout moyen d'agir sur le patrimoine héréditaire pour l'enrichir de traits nouveaux. L'avenir le contredira : en 1981, François Jacob affirme que «Nous avons appris à imiter certains des processus naturels et, en particulier, à bricoler l'ADNen laboratoire

 

En biologie évolutive, on distingue classiquement la description de l'histoire évolutive et les mécanismes évolutifs. Du côté de ces derniers, que de révolutions dues à la biologie moléculaire! La plus importante est peut-être une meilleure compréhension de la mutation, c'est-à-dire de la nouveauté au niveau du génome : finie la mutation considérée comme un changement ponctuel minime. À l'exception des changements majeurs au niveau chromosomique qui sont déjà décrits, on découvre, suivant l'expression de Jacob, que «c'est probablement au niveau moléculaire que se manifeste le plus clairement l'aspect bricoleur de l'évolution». En effet, au cours des années 1970, la modularité du génome ou, en d'autres termes, comment faire du neuf avec du vieux, fait son apparition. Le principe est simple : on recopie et on recombine. La construction de familles multigéniques est un exemple : à partir d'un gène ancestral, on forme par duplication de nouveaux gènes, qui peuvent alors acquérir de nouvelles fonctions. Ainsi, les gènes Hox, gènes essentiels du développement des animaux, constituent, chez les mammifères, une famille de 39 gènes, tous issus par duplications successives d'un même gène ancestral. Le génome d'un même organisme a une histoire que l'on reconstruit grâce aux outils de la phylogénie. De la même façon, on sait aujourd'hui que les protéines sont formées de différents domaines, chacun étant codé dans le gène entier par une séquence, nommée boîte. Par un jeu de combinatoire qui associe des duplications, des associations et parfois des répétitions de boîtes, on peut, à partir de quelques motifs élémentaires, construire des protéines aux propriétés nouvelles.

 

Cette dynamique des gènes est sous-tendue par une propriété insoupçonnée il y a 30 ans, la fluidité du génome. C'est à cette époque que l'on découvre, dans des bactéries, les transposons, dont la présence a été soupçonnée dans le maïs par Barbara McClintock en 1948. Il s'agit d'éléments génétiques mobiles qui se déplacent dans le génome et produisent des copies d'eux-mêmes s'insérant dans un autre endroit du génome. L'étonnement des généticiens a été grand quand ils ont compris que ces transposons, codant seulement les protéines qui leur sont utiles, ne sont pas profitables à leur hôte. Ce sont plutôt des éléments dits «égoïstes», qui jouent pour eux–mêmes, et non «pour le bien» du génome auquel ils participent. Plus encore, dans les années 1990, des études ont montré que la quantité de transposons dans les génomes de plantes est gigantesque, jusqu'à parfois 75 pour cent. Par ailleurs, le séquençage du génome humain révèle la présence de 44 pour cent d'éléments transposables. Presque la moitié du génome ne sert a priorià rien pour l'organisme! Pourtant, c'est sans doute par le jeu des transposons que les duplications de gènes ou de boîtes sont rendues possible.

 

À cette époque, on met aussi en évidence, dans une même cellule, des conflits au sein d'un génome, par exemple, entre des chromosomes sexuels ou entre des gènes paternels et maternels, ou bien entre deux génomes différents, tels ceux du noyau et des mitochondries. La belle harmonie imaginée à l'intérieur d'un génome disparaît. Certains n'admettent toujours pas que des éléments qui participent à un même «programme» puissent être en conflit. Pourtant, s'il y a conflit, il y a sélection : c'est bien un gène ou un ensemble de gènes qui est sélectionné. Des conflits à l'intérieur d'un même génome ou entre génomes d'une même cellule indiquent que la sélection ne s'applique pas seulement sur l'organisme, mais sur toute entité plus ou moins autonome comportant un ou plusieurs gènes. On distingue alors différents niveaux de sélection selon l'entité concernée : le niveau moléculaire, tel celui des transposons ; le niveau cellulaire où, par exemple, une cellule cancéreuse peut «gagner» ; le niveau de l'organisme, c'est-à-dire celui des sélectionneurs.

 

Certains biologistes privilégient un niveau plutôt qu'un autre. Darwin considérait que la sélection agit sur l'organisme, tandis que Richard Wallace, l'autre père moins connu de l'évolution, pensait qu'elle intervient au niveau de l'espèce. À l'opposé, Richard Dawkins, dans les années 1970, n'envisage que les gènes comme cible de la sélection et fait des organismes des machines à propager l'ADN: les gènes égoïstes dictent leur loi. Dans une de ces controverses qui ont marqué les dernières décennies, Stephen Jay Gould (1941-2002) s'élèvera contre ce «favoritisme» et prônera une évolution active à tous les niveaux.

 

La découverte de la fluidité du génome minimise le rôle des mutations ponctuelles chères à la théorie synthétique de l'évolution. Ce rôle diminue encore après l'élaboration, en 1991, de la théorie neutraliste de l'évolution moléculaire par Motoo Kimura. En effet, à partir d'études de molécules, telle les chaînes de l'hémoglobine, les neutralistes soutiennent que certains gènes mutants sans aucun avantage sélectif peuvent se répandre dans une population. Plus encore, la plupart des mutations seraient neutres. La mutation minime clef de l'évolution n'est plus !

 

En 1979, Gould et Richard Lewontin s'attaquent à un autre pan de la théorie synthétique de l'évolution, le programme adaptationniste selon lequel tout caractère existant est passé au travers des fourches caudines de la sélection. À partir de la description des pendentifs de la cathédrale Saint-Marc (voir la figure 2), à Venise, les deux évolutionnistes forgent le concept d'exaptation. Les pendentifs richement décorés de mosaïques sont les conséquences architecturales de la forme du bâtiment, mais n'ont pas été initialement prévus. De la même façon, l'exaptation est l'utilisation, d'un point de vue évolutif, d'un caractère qui préexistait fortuitement. Les cristallines en sont un bon exemple. Ces protéines fabriquées en grande quantité dans les cellules du cristallin de l'œil doivent rester solubles en concentration élevée et avoir un indice optique adéquat de façon à assurer la convergence du cristallin. Or, une étude effectuée au début des années 1980 montre que ces cristallines ne sont que de banales enzymes. Que s'est-il passé? Ces protéines avaient de façon fortuite des propriétés originales vis-à-vis de la lumière, qui ont été la prise de la sélection naturelle. Il n'y a pas eu fabrication de nouvelles protéines, mais un tri parmi celles qui existaient déjà. Là encore, l'évolution a fait du neuf – des cellules transparentes – avec du vieux – des enzymes du métabolisme.

 

Des pendentifs fortuits

 

Puis la théorie synthétique de l'évolution est améliorée sur le front de la description de l'histoire des espèces. En 20 ans, des concepts forts ont bouleversé le cadre de la théorie de l'évolution moderne jusqu'à l'éloigner des non-biologistes (avec la physique quantique et la relativité, la physique s'était aussi éloignée des non initiés au début du XXesiècle). Il s'agit de la révolution cladistique.

 

Elle est l'œuvre de l'entomologiste allemand Willi Hennig (1915-1976) qui propose une logique pour établir des arbres, nommés cladogrammes, où apparaissent les relations de parenté. Paradoxalement, cette méthode consiste à mettre en place des ascendances, mais sans rechercher les ancêtres. Naturellement, les adeptes de la théorie synthétique de l'évolution, attachés aux relations ancêtres-descendants, ne pouvaient accepter une telle vision des choses.

 

Dès lors, les fossiles ne sont plus des ancêtres potentiels que l'on cherche à placer aux points de branchement entre deux groupes, mais des «cousins» situés souvent en bout de branche et dont on cherche le degré de parenté. Une telle façon de voir les choses transforme la paléontologie et éclaire d'un jour nouveau l'évolution des caractères. Par exemple, trouver, parmi les dinosaures, les groupes-frères des oiseaux actuels apprend la manière dont les caractéristiques des oiseaux sont apparues. Au final, les oiseaux constituent le groupe des archosaures avec les crocodiles (ils ont tous notamment un gésier), alors qu'auparavant, ils formaient avec les lézards qui leur ressemblent le groupe des reptiles. Les allures générales ne sont plus prises en compte !

 

Par ailleurs, la systématique est renouvelée. En effet, Hennig prône, en suivant ainsi le vœu de Darwin, une classification phylogénétique fondée sur des groupes mono­phylétiques, ou clades, c'est-à-dire des groupes composés d'un ancêtre hypothétique commun et de l'ensemble de ses descendants. Certains groupes classiques de la zoologie, pour beaucoup ceux dont le nom était connu des non-biologistes, tels les reptiles, les poissons et les invertébrés, deviennent impropres (voir la figure 3). La vision évolutive qui en ressort est complètement différente, et, de surcroît, met à mal l'idée de progrès.

 

Cette idée de progrès est aussi combattue par Leigh Van Valen qui, en 1973, propose le concept de la Reine Rouge (voir la figure 1), allusion à un épisode deDe l'autre côté du miroir, le roman de Lewis Caroll, où Alice court avec la Reine d'un jeu d'échec (dans les pays anglo-saxons, les pièces sont blanches et rouges) à la même vitesse que le paysage! Les personnages courent pour rester à la même place! Après avoir établi les courbes de survie de 24 000 espèces fossiles, il constate que la probabilité d'extinction des espèces est indépendante du temps. En d'autres termes, les espèces évoluent et s'adaptent, mais ne changent pas leur probabilité d'extinction, car les autres espèces évoluent aussi. Où est la notion de progrès chère à Simpson? Tous les journaux scientifiques ont refusé l'article de L. Van Valen : il a donc créé sa propre revue pour se publier. Ironiquement, il remercie à la fin l'État américain qui lui a constamment refusé des crédits de recherche, le condamnant ainsi à un travail de bibliographie.

 

L'étude des fossiles malmène aussi la vision d'une évolution graduelle. En 1972, Gould – encore lui! – et Niels Eldredge publient un article où ils défendent la notion des équilibres ponctués : des périodes de stabilité des espèces et de soudaines périodes d'évolution rapide se succéderaient. Cette idée avait été proposée par le généticien allemand R. Goldschmidt dans les années 1940. Selon lui, l'apparition des espèces pouvait résulter de mutations des gènes du développement et donc survenir brutalement, mais il avait été contredit par les tenants de la théorie synthétique de l'évolution. Les archives fossiles des musées d'histoire naturelle, ainsi que de récentes expériences sur des bactéries, confirmeraient cette hypothèse.

 

Progrès, échec et mat !

 

Enfin, en 1977, les origines de la vie elles-mêmes sont au centre de discussions. Lors d'une mission de géologues géochimistes au large de l'archipel des Galápagos, John Corliss découvre la faune des sources hydrothermales. Hormis la découverte d'animaux étranges, tels les vers vestimentifères, l'originalité réside dans un écosystème indépendant de l'énergie solaire fondé sur des bactéries supportant des températures et des conditions d'acidité extrêmes. La même année, à partir des séquences de l'ARNde la petite sous-unité du ribosome, Carl Woese publie un arbre du vivant où le règne des bactéries est scindé en deux domaines irréconciliables : d'un côté, les eubactéries, c'est-à-dire les bactéries déjà connues ; de l'autre, les archébactéries, ou archées, qui incluent ces premières bactéries de l'extrême et qui se distinguent des précédentes, entre autres, par la nature de la membrane cellulaire. Les archées sont des organismes adaptés à des conditions extrêmes et C. Woese postule qu'elles sont «anciennes». Tout le monde est loin d'être d'accord, mais le nom est resté.

 

Par ailleurs, ce type de phylogénie moléculaire a prouvé définitivement que les mitochondries et les chloroplastes sont des eubactéries vivant en symbiose dans le cytoplasme des cellules des mammifères, notamment. Nous sommes donc des chimères, et cette découverte a révélé l'importance de la symbiose dans les processus évolutifs. De la même façon, certains transposons seraient les vestiges d'anciens virus colonisateurs et illustreraient le rôle important des interactions des génomes dans l'évolution. Au final, la vision gradualiste vers le progrès continu s'estompe au profit du «bricolage de l'évolution» qui domine à tous les niveaux d'intégration. Un champ d'investigations extraordinaire a été ouvert ; on cherche à élucider diverses énigmes, au premier rang desquelles le problème de la forme. Bien que les gènes de développement expliquent l'organisation du corps d'un animal, on ne comprend pas encore comment la forme des organes apparaît.

 

Par ailleurs, la cladistique n'exploite pas tous les caractères qui lui sont offerts : on ne se sert principalement que des caractères anatomiques, morphologiques et moléculaires, mais rarement des caractères de comportement, tels le langage, les outils, la socialisation… Toutefois, une réflexion est en cours : ne doutons pas que de telles études approfondies en diront plus sur l'origine de l'homme qu'un nouveau fossile d'hominidé. Ce n'est que par des études comparatives rationnelles que l'on aura un éclairage, autre que celui de la neurophysiologie, sur le problème redoutable de la conscience.