La Montagne Pelée (Martinique)
01/07/2010
La Montagne Pelée (Martinique) et l'éruption catastrophique de 1902
Le volcanisme dans l'Arc antillais (4)
La Montagne Pelée (Martinique)
par André Guyard et Serge Warin[1]
(Mise à jour du 27 avril 2014)
[1] Warin S., Tanic A. & Voltaire M. (1980). - Le volcanisme antillais. CRDP Antilles-Guyane. Opuscule de 48 p. et de 24 diapositives.
D'une superficie totale de 1128 km², la Martinique s'étire sur environ 60 km de longueur, pour 27 km de largeur. Le point culminant est le volcan de la Montagne Pelée (1 397 m).
Au Nord de la Martinique, des formes plus vigoureuses regroupent les plus hauts sommets de l'île (les pitons du Carbet et la montagne Pelée), recouverts d'une végétation tropicale dense. Les côtes, peu découpées, s'y présentent souvent sous forme de falaises abruptes.
La Martinique s'est édifiée en alternant phases d'activité volcanique et phases de sédimentation marine. Les matériaux émis au cours des premières constituent le bâti et tous les grands reliefs de l'île : chaîne volcanique sous-marine de Vauclin-Pitault, volcan-bouclier du Morne Jacob[1], strato-volcans des Carbets, du Mont Conil et de la Montagne Pelée, soubassement et cônes volcaniques de la presqu'île des Trois-Îlets, pour ne citer que les principaux. Les formations calcaires liées aux deuxièmes se présentent sous la forme d'affieurements discontinus et limités, intercalés dans les dépôts volcaniques ou les coiffant.
[1] Aux Antilles, on appelle morne une colline ou un relief généralement peu aigu.
En ce qui concerne l'activité volcanique, la Martinique est constituée d'un ensemble de massifs dont l'histoire géologique remonte à 25 millions d'années. Un relief accidenté divise la Martinique en deux grandes régions morphologiques.
D'une part, une zone située au sud de cet axe, moins accidentée, plus sèche et qui regroupe la majorité des installations touristiques et, d'autre part, une zone située au nord d'un axe Fort-de-France — Le Robert, qui constitue la partie la plus montagneuse et sauvage de l'île, domaine de la forêt tropicale.
Carte de la Martinique avec au Nord, la Montagne Pelée
Les zones volcaniques anciennes correspondent à l'extrême sud de l'île (Savane des pétrifications) et à la presqu'île de la Caravelle à l'Est. Cette partie sud montre des paysages relativement tranquilles où alternent petites plaines et mornes de faible altitude.
La série de cartes ci-dessous explique sommairement la mise en place de l'édification des différents complexes volcaniques au cours de l'histoire géologique de la Martinique.
Schéma d'après Germa Aurélie (2008). — Évolution volcano-tectonique de l'île de la Martinique (arc insulaire des Petites Antilles) : nouvelles contraintes géochronologiques et géomorphologiques
L'explication des figures qui suit est tirée de la thèse de Aurélie Germa (2008)
Figure 1. L’arc ancien : Complexe de Base et Série de Sainte-Anne
Des laves basaltiques à rhyolitiques se mettent en place à l’est de l’île, de 25 à 21 Ma, avec un pic d’activité entre 23 et 25 Ma (Figure 2a). Les dépôts couvrent aujourd’hui une surface de 61 km2 sur les péninsules de La Caravelle et de Sainte-Anne. Ces deux presqu’îles sont reliées par deux lignes de récifs coralliens, et cet alignement se poursuit vers le nord où bancs sous-marins, anciens guyots, et îles volcaniques inactives recouvertes de calcaire marquent la ligne de l’arc ancien. Malheureusement, l’âge de ces deux complexes, et donc l’érosion qui les a affectés, ne nous permet pas d’estimer des taux d’éruption pour l’activité de l’arc ancien.
Le Complexe de Base (CB) est le premier à se mettre en place, à l’Oligocène, entre 24.8 ± 0.4 et 24.2 ± 0.4 Ma, constituant aujourd’hui le soubassement des deux péninsules. Ensuite, les laves de la Série de Sainte Anne (SSA) recouvrent presque totalement le CB sur la presqu’île de Sainte-Anne au sud entre 24.8 ± 0.4 et 22.9 ± 0.3 Ma, et quelques coulées prismées affleurent sur la Caravelle, mises en place entre 23.4 ± 0.3 et 20.8 ± 0.4 Ma. Elles se caractérisent par l’apparition d’orthopyroxène dans l’assemblage minéralogique jusqu’alors constitué de clinopyroxène et plagioclase. Les données géochronologiques et géochimiques, ainsi que l’observation des alignements de guyots sous-marins avec les îles des Antilles Calcaires, permettent de déduire que l’activité volcanique de l’arc ancien a été continue, de l’Oligocène au Miocène Inférieur, tout le long de l’arc.
Figures 2 et 3 : L’arc intermédiaire : la chaîne Vauclin-Pitault et le volcanisme du Sud-Ouest
À la fin de l’Aquitanien, le rapprochement des plaques Nord-Amérique (NAM) et Sud-Amérique (SAM) induisent des contraintes compressives dans la croûte Caraïbe. De plus, des rides asismiques présentes sur le fond océanique ralentissent le processus de subduction et aplatissent le slab. Entre 20 et 16 Ma, aucune activité volcanique ne semble avoir eu lieu en Martinique ni le long de l’arc. Une première phase volcanique sous-marine reprend de 16 à 8 Ma le long d’un axe orienté NW-SE (Figure 3), en milieu sous-marin et subaérien (VP 1).
Puis un volcanisme effusif subaérien à aérien domine au sud de la chaîne, de 11 à 8.4 Ma (VP 2), depuis les côtes Atlantiques jusqu’à la presqu’île de Trois Ilets (Figure 3). Au total, c’est un ensemble de 130 km2 de hyaloclastites et 170 km2 de laves massives qui se sont mis en place durant 7.7 Ma environ. L’activité volcanique a été prédominante surtout le sud de l’île vers 8.5 Ma, comme en témoigne le pic d’activité sur le spectre de probabilité d’âge (Figure 2). En effet, l’activité volcanique strictement aérienne du Sud-Ouest (actuellement sur 66 km2) achève l’édification de la presqu’île de Trois Ilets entre 9 et 7 Ma (SW, Figures 1 et 2). L’éruption de la dacite à grenat de Gros Ilet – La Vatable à 7.10 ± 0.10 Ma marque la fin d’activité de l’arc intermédiaire.
Figures 4, 5 et 6 : L'arc récent
La mise en place d’accidents tectoniques transverses à l’arc au sud de l’île, provoquant la formation du graben du Lamentin et l’éruption de la dacite à grenat, a marqué une période de récession du volcanisme, favorisant la sédimentation de tuffites azoïques au nord des chaînes volcaniques précédemment édifiées (Westercamp et al, 1989). Après 1 Ma, l’activité volcanique reprend 25 km plus au nord, sur le rebord septentrional de la chaîne Vauclin-Pitault (Figure 2).
1. Le Morne Jacob
Des hyaloclastites basaltiques laissent rapidement la place à des coulées de lave massive à affinité tholéiitique (Plg + CPx + Ol), qui construise nt le volcan bouclier initial du Morne Jacob de 5.5 à 4 Ma (J1, Figures 1 et 2d). Après environ 900 kyr sans activité apparente, de nouvelles laves andésitiques plus porphyriques (Plg + CPx + OPx) s’écoulent sur le bouclier initial entre 3.5 et 2.3 Ma (J2a). Cette accumulation de laves au-dessus d’un substratum instable fracturé provoque un étalement gravitaire du volcan. Son flanc nord se déplace donc lentement et une dépression se forme au centre du volcan. La perte de charge provoque l’éruption de nouveau matériel plus dense, donc plus basique, au centre de la dépression et sur les flancs, entre 2.1 et 1.5 Ma (J2b, Figures 1 et 2f). Au total, les laves du Morne Jacob affleurent aujourd’hui sur 242 km2, mais on considère qu’une grande partie des dépôts se trouve également sous le Complexe du Carbet et la Montagne Pelée, ce qui représente donc une surface totale de plus de 355 km2.
2. Le volcanisme de Trois Ilets
Vers 2.4 Ma, dès le début de la deuxième phase de construction du Morne Jacob, l’activité volcanique reprend également au sud, à l’extrémité ouest de la presqu’île de Trois Ilets. Là, durant un peu plus d’un million d’années, des volcans monogéniques se mettent en place, alternant éruptions explosives et effusives, depuis des basaltes jusqu’aux andésites, entre 2.36 ± 0.03 et 1.17 ± 0.02 Ma (TI, Figure 2g). Puis, l’activité s’achève dans cette région entre 617 ± 52 et 346 ± 27 ka par l’éruption de dôm es andésitiques et cônes stromboliens, alignés le long d’un accident NW-SE (Figure 2g).
Les dynamismes éruptifs sont variés, et la pétrographie des laves révèlent que des mélanges magmatiques ont eu lieu au niveau des réservoirs superficiels lors de réalimentations basaltiques et de brassa ges mécaniques périodiques. Les assemblages minéralogiques sont instables et les laves hétérogènes, avec, entre autres, des amphiboles, biotites, quartz et grenat. Les dépôts volcaniques couvrent une surface de 33 km2, mais l’existence de volcans essentiellement monogéniques rend difficile l’estimation de leurs durées respectives d’activité et donc leurs taux d’éruption.
3. Le Complexe du Carbet
Dès 1 Ma, l’activité volcanique est simultanée entre Trois Ilets au sud, et le Complexe du Carbet ainsi que celui du Mont Conil au nord. En effet, des dômes et coulées de laves se mettent en place sur le flanc occidental du Morne Jacob, au niveau d’évents éruptifs ouverts le long de la dépression formée par le glissement du bouclier vers le nord-est. Un édifice andésitique (Carbet ancien) se construit donc entre 1 Ma et 600 ka, avant d’être partiellement affecté par un effondrement de son flanc ouest vers 340 ka (Figure 2g et 2h). Cet évènement est immédiatement suivi de l’extrusion dans la dépression de plusieurs dômes de lave extrêmement visqueuse à 333 ± 6 ka, que l’on a nommés les Pitons du Carbet s.s. (Figure 2i), et qui se distinguent facilement des laves précédentes par l’apparition de biotite dans l’assemblage minéralogique (Plg + OPx + CPx + Qz + Amp). Comme pour les laves de Trois Ilets, les roches du Complexe du Carbet présentent, indépendamment de leur âge de mise en place, des évidences de mélange magmatique (enclaves, xénocristaux de quartz). En prenant en compte la surface couverte par les coulées et dômes de laves, ainsi que par les dépôts de nuées ardentes et d’avalanche de débris, le Complexe du Carbet s’étend à terre sur 113 km2. Il semblerait toutefois qu’aucun dépôt d’avalanche de débris ne soit enregistré en mer, à moins qu’ils ne soient totalement masqués par le recouvrement sédimentaire (Boudon et al., 2007). Si l’avalanche de débris s’est mise en place vers 333 ka, on peut estimer l’épaisseur des sédiments recouvrant ce dépôt entre 13 et 66 m, compte-tenu des taux de sédimentation dans le bassin de Grenade estimés entre 4 et 20 cm / kyr (Reid et al., 1996).
4. Le Complexe du Conil et la Montagne Pelée
À l’extrémité orientale de l’île, un autre complexe a été actif dès 550 ka. Là, des andésites à Plg + Amp ± CPx ± (OPx + Ol) construisent un cône entr e 550 et 350 ka (Figure 2h). Puis, entre 210 et 190 ka, une fissure s’ouvre sur le flanc nord du volcan et des dômes se mettent en place, ainsi que des coulées de lave s’étalant vers le nord.
Ultérieurement, plusieurs dômes se mettent en place près du sommet du Complexe du Conil, ainsi que des coulées autobréchifiées (Boudon et al., 2005), formant ainsi le premier cône de la Montagne Pelée. Puis, un effondrement du flanc ouest (évènement du Prêcheur) détruit environ 25 km3 de l’ensemble Conil–Pelée et une immense avalanche de débris se dépose en mer sur 1100 km2 (soit l’équivalent de la surface de l’île), jusqu’à 70 km.
D’après l’épaisseur de la couverture sédimentaire sur ce dépôt (15 à 30 m), Le Friant et al. (2003) proposent un âge minimum de 100 ka pour cet évènement. Ensuite, un nouveau cône constitué de dômes, de coulées de laves et de brèches s’édifie entre 100 et 25 ka (Le Friant et al. , 2003 ; Boudon et al., 2005). Ces écoulements recouvrent la majorité du secteur N-NE et co mblent en partie la dépression. À 25 ka un nouvel effondrement de flanc (évènement de Saint-Pierre) déstabilise 13 km3 de l’édifice et produit un dépôt d’avalanche de débris de 700 km2 au large des côtes caraïbes (Le Friant et al. , 2003). Des éruptions type Saint-Vincent s’écoulent à nouveau dans la dépression et sur les flancs externes préservés (Le Friant et al., 2003). Enfin vers 9 ka, environ 2 km3 de matériel sont à nouveau déstabilisés par un effondrement de flanc. Les produits des éruptions suivantes de la Pelée ont été canalisés le long des rebords de chaque structure d’effondrement et sur les flancs nord et nord-est.
Carte géologique simplifiée de la Martinique actuelle
Légende de la carte géologique simplifiée de la Martinique actuelle
Localisation de la Montagne Pelée
Face Est (côté atlantique) de la Montagne Pelée prise d'Ajoupa Bouillon
(Cliché André Guyard, 1973)
La Montagne Pelée, face Est (côté caraïbe) avec Saint-Pierre à ses pieds
(Cliché DL)
L'île s'est développée dans les derniers 20 millions d'années par une suite d'éruptions et de déplacements de l'activité volcanique vers le nord.
La photographie ci-dessus montre au premier plan le sommet de la montagne, par sa face est et à l'arrière-plan la baie de Saint-Pierre et la mer des Caraïbes.
Le sommet de la montagne se compose de deux dômes, installés successivement : le plus proche est le dôme est, celui de 1902, et le plus éloigné esr le dôme ouest formé en 1929. Ce dernier, plus élevé, s'est installé à côté du premier après que les explosions de débouchage en aient défoncé une partie. C'est sur le côté droit du dôme de 1902 que s'est édifiée la grande aiguille de 1902 (voir plus bas).
Les deux masses de laves se sont entassées à l'intérieur d'une caldeira, qu'elles n'ont pas entièrement cachée. Elle est encore bien visible, sauf sur le bord ouest, que nous ne voyons, pas, où elle a été défoncée par les nuées ardentes.
En tout premier plan, une crête allongée est un vestige d'une caldeira beaucoup plus ancienne. Sa présence permet de penser que la Montagne Pelée a possédé d'autres dômes, détruits par des explosions cataclysmiques.
Rappelons qu'une caldeira est un vaste cratère provoqué, soit par l'effondrement, soit par l'explosion du sommet du cône volcanique. Le mur d'une caldeira est quasiment vertical, ce qui n'est pas le cas de la paroi d'un cratère.
Saint-Pierre avant la principale catastrophe, était une belle ville, aux nombreuses maisons solides, pourvue de bâtiments importants : hangars, églises, hôpital, théâtre, bourse du commerce... On l'appelait le "Petit Paris de la Caraïbe".
Au premier plan, la rade et les nombreux bateaux alignés, le quartier du Mouillage. Au milieu le quartier du centre où se trouvent la place Bertin et le théâtre appuyé au Morne Abel est le jardin botanique, le plus beau des Antilles... Le quartier le plus à gauche est celui du Fort.
Saint-Pierre, rue principale (carte postale)
Carte de la région dévastée
La carte ci-dessus d'après Alfred Lacroix (1904) qui a décrit en détail les éruptions de 1902, montre les zones dévastées par les éruptions paroxysmiques. En rouge : les dépôts pyroclastiques, en violet : la zone dévastée le 8 mai et en jaune : la zone dévastée le 30 août 1902. Les points noirs dans la rade marquent l'emplacement des bateaux au mouillage.
La nuée du 8 mai partira du sommet de la Montagne Pelée vers 8 heures du matin, en suivant la falaise verticale qui bouche l'horizon au fond à gauche. Le plus gros de la nuée, les blocs, resteront limités à la vallée de la Rivière Blanche, et jusqu'à la rivière des Pères à l'entrée du quartier du Fort. Saint-Pierre n'étant donc pas sur le chemin des nuées, mais le nuage, lui, est retombé sur la ville et ses habitants.
Nuée ardente à la Montagne Pelée en 1902
(Cliché Alfred Lacroix)
La photo a été prise depuis un bateau, au large de l'embouchure de la Rivière Blanche. Une nuée est formée d'un mélange de matériaux solides de toutes sortes, de toutes tailles, dans un nuage de vapeur d'eau et de gaz à haute température. Elle se déclenche parce qu'une masse de laves (le dôme) obstrue le cratère et empêche la sortie des gaz. Elle est donc due à un magma relativement pauvre en gaz : un magma plus riche propulserait la lave sous forme d'explosions à ponces, bombes et scories, moins dangereuses en définitive. Ce qui donne sa violence à la nuée, c'est le fait que l'énergie s'accumule. Le bouchon empêche une sortie régulière, les gaz montent sans arrêt, il se crée des poches de magma de plus en plus riches où la pression augmente jusqu'à des valeurs énormes, jusqu'au moment où le dôme se déchire en une explosion cataclysmique.
La vitesse de départ dépasse 500 km/h, il s'y ajoute la vitesse donnée par la pente et celle entraînée par la détente des gaz inclus dans le magma fusant par l'ouverture. Une bonne idée de la nuée ardente est donnée par l'observation d'une bombe d'insecticide : on appuie sur le bouton (la fissure s'ouvre), le liquide est pulvérisé en fines gouttelettes (idem pour le magma), le nuage s'enfle rapidement (la nuée aussi), les gouttelettes sont propulsées par la détente des gaz inclus et s'arrêtent brusquement (la nuée aussi). Aux paquets de magma, soufflés souvent en ponces, s'ajoutent les pierres arrachées au dôme ou emportées le long des pentes. Quand la nuée s'arrête, les matériaux transportés sédimentent en chaos brûlant.
Toutes les poches de magma à haute pression ne provoquent pas des explosions dévastatrices pour celles qui sont situées dans le dôme, la pression nécessaire à l'ouverture est plus faible, elles ne donnent que des avalanches incandescentes. L'impulsion est juste suffisante pour faire ébouler un pan du dôme en morceaux rougeoyants. Il est un moment de l'éruption où seules ces poches arrivent à accumuler suffisamment de pression, les poches profondes restent bloquées.
Monsieur THIERRY : "...Je vis une gerbe de rochers sortir du cratère, projetés à une hauteur que, approximativement, je ne puis supposer à plus de 50 à 100 m au-dessus de la crête de la montagne… En même temps un bruit formidable… Un énorme nuage gris-roux, prenant depuis terre, qui s'avançait sur nous comme une muraille et sur les bords duquel les éclairs formaient comme un filet à mailles serrées".
Monsieur ARNOUX : "...Je vis en sortir [du cratère] une petite vague, suivie deux secondes après d'une nappe considérable se développant presque aussi vite en hauteur qu'en largeur. [...] Au milieu de ce chaos de vapeurs, je vis d'innombrables étincelles électriques, en même temps que les oreilles étaient assourdies par un fracas épouvantable. J'eus alors l'impression très nette que Saint-Pierre avait été pulvérisée".
Madame DUJON : "Après une détonation terrible, il semble que du volcan entrouvert s'échappe, avec la rapidité de l'éclair, une masse énorme, fumante, épaisse, cependant sillonnée d'éclairs ; en un clin d'œil, elle se précipite sur la ville, la couvre, l'étouffe, l'embrase, roule sur la mer, puis se dilatant en tout sens, grandit comme une montagne de cendres et de feu dont la base est à terre et dont la cime touche le ciel."
On peut constater l'aspect chaotique de ce mélange de blocs de toutes tailles (la règle mesure 50 cm) et de cendres fines. Pour confirmation, on peut comparer avec la diapositive n° 6 : l'absence de classement vertical est bien une caractéristique des nuées.
Saint-Pierre après l'éruption de 1902
(Cliché Alfred Lacroix)
La photographie a été prise depuis la place Bertin, au bord de la mer et à peu près au centre de la ville. La destruction est totale, pratiquement au ras du sol. Le 8 mai 1902, à 8 heures 02, Saint-Pierre a été détruit en 30 secondes par :
- L'effet de souffle de la nuée : le nuage qui fuse de la montagne et s'enfle tout en roulant littéralement sur le sol, pousse devant lui des masses d'air. L'éventail des dames en fait tout autant, qui crée un doux courant d'air. Le vent de la nuée se déplace, lui, à plus de 500 km/h, il arrache tous les toits, abat les murs perpendiculaires à sa direction, écrase la population.
- le nuage de cendres : si les gros blocs n'ont pratiquement pas atteint la cité, si les ponces et les lapilli éjectés verticalement tomberont plus tard et sans danger, les cendres et les gaz de la nuée elle-même ont noyé la ville. Les cendres étaient encore à environ 350°C, la vapeur d'eau à 100°C. Les survivants ont succombé à des brûlures de la peau et des voies respiratoires, peut-être aussi à l'asphyxie, par le gaz carbonique et la vapeur d'eau.
- l'effet de souffle de retour : il ne faut pas le négliger, il explique une des caractéristiques des nuées. Le refroidissement des gaz et particulièrement de la vapeur d'eau du nuage provoque une contraction et une condensation brusques génératrices d'un appel d'air violent vers la partie centrale. La plupart des corps mutilés montraient une éventration due à la dépression de l'effet de souffle. Ce phénomène permet de comprendre l'expression selon laquelle la nuée découpe le terrain "comme au couteau". Le témoignage de Monsieur Édouard LASSERRE est une preuve évidente : "Au moment où les violentes détonations commencèrent à se faire entendre, nous enlevâmes nos chevaux au galop. [...] Les nuages nous ont atteints et subitement notre voiture a été renversée sens dessus dessous. [...] L'accident a été instantané. [...] Nous étions horriblement brûlés tous les trois, notamment sur les parties découvertes. [...] deux personnes qui se trouvaient à 10 mètres en arrière de nous furent tuées. [...] 10 mètres en avant, ces nuages ne laissèrent aucune trace de leur passage."
Étant donné l'horrible certitude de la mort que donne une telle description, il est très surprenant qu'il y ait eu deux survivants le 8 mai :
- un prisonnier au cachot, Louis CYPARIS (dit Sanson), parce que la prison était adossée au Morne Abel et que le reste du bâtiment s'est écroulé sur le petit réduit, muni seulement d'une minuscule lucarne. L'homme fut retrouvé le 11 mai après-midi, après quatre jours et trois nuits, n'ayant eu pour subsister que l'eau de pluie qui suintait par la lucarne, délirant, à demi-fou et gravement brûlé (fig. 18). Il guérit pourtant, fut engagé par le cirque Barnum pour revivre tous les soirs sa terrible histoire et termina sa vie comme ouvrier à la construction du canal de Panama.
Cyparis dit Sanson, rescapé de l'éruption de 1902
- Un cordonnier, Léon COMPERE. La situation de sa maison, ainsi d'ailleurs que la situation de la prison de Cyparis, est indiquée sur les figures 12 et 19. La maison étant protégée par le Morne Abel, les murs et les toits ont résisté. Il s'est réfugié sous une table pendant 20 minutes. Il s'est enfui par le boulevard quand il a vu son gilet de laine, pendu au mur, s'enflammer spontanément. Son cas montre que si les maisons mal placées avaient eu des caves, ceux qui s'y seraient réfugiés auraient peut-être survécu.
Plan de Saint-Pierre en 1902
Sur le plan ci-dessus, les deux points rouges signalent la position respective des deux rescapés Cyparis et Compère. La courbe de niveau 190 m (en rouge) marque la limite de la zone de plus vaste dévastation avec les deux seuls survivants.
Au total, on estime à 24 000 au minimum et à 29 000 au maximum le nombre des morts du 8 mai. Il faut y ajouter quelques morts le 20 mai, le 26 mai et le 6 juin à Saint-Pierre (des pillards surtout), et un millier le 30 août à Morne Rouge.
Le théâtre de Saint-Pierre avant et après la catastrophe
Le théâtre de Saint-Pierre avait été bâti sur le modèle de celui de Bordeaux.
Ruines du théâtre. En arrière-plan, la Montagne Pelée
(Cliché Serge Warin, 1979)
Bien qu'adossé au Morne Abel, le théâtre a été rasé par les nuées. Seules dépassent du sol les bases des colonnes de l'entrée. Le cachot de Cyparis se trouvait à la droite du théâtre.
Aussi bien en 1902 qu'en 1929, l'éruption de la Montagne Pelée s'est manifestée par des explosions violentes, suivies de la construction d'un dôme, de rémission de nuées ardentes, et de la sortie de nombreuses aiguilles. La sortie d'une aiguille se produit lorsque le dôme se fissure, et que des masses de lave sont forcées dans cette fissure. Tout en montant, la lave fige, elle arrive dure en surface, et continue donc à monter en gardant la forme de la filière par où elle est passée.
En 1902, une grande fissure a fendu le dôme de part en part, permettant l'apparition de plusieurs aiguilles ; par un secteur plus ouvert, et qui s'est arrondi à force de ramonage, la plus grande de toutes a émergée dès novembre 1902. Minée continuellement par les explosions, les avalanches incandescentes, les nuées ardentes, elle a changé pratiquement tous les jours d'allure. La vue n° 20 la montre à son maximum, quand elle a atteint 260 m de haut (ses derniers vestiges s'écrouleront en août 1904). On peut remarquer vers l'observateur la face lissée par la filière, et cependant striée par les aspérités qui dépassaient et griffaient la lave. La taille des personnages qui se trouvent devant l'aiguille donne l'échelle.
Trois aspects de la grande aiguille
(Dessins de Alfred Lacroix, 1904)
Par la suite, cette aiguille se désagrégea en produisant de petites nuées ardentes de type avalanche. Si cette aiguille ne s'était pas progressivement effondrée, elle aurait atteint une altitude de 2 200 m soit une hauteur de la colonne d'environ 850 m. Le volume peut ainsi être estimé : 150 m de diamètre et 850 m de hauteur donne 15 millions de m3. L’éruption durera jusqu’en 1905.
Les informations tirées des deux ouvrages sur la Montagne Pelée de Lacroix ont permis à J.-C. Tanguy[1] d'estimer la taille du cratère sommital de l'Étang Sec, le volume du dôme de lave de 1902 à 1905 et son taux de croissance à des stades différents de développement.
Au cours de la semaine qui précéda la nuée ardente du 8 mai, la croissance du dôme fut comprise entre 28 et 38 m3 s-1, conduisant à un volume de 17 – 23 × 106 m3 le matin de la catastrophe. Considérant que des parties importantes de la coupole (~1/3 ?) ont été supprimés par les éruptions paroxystiques des 8 et 20 mai, un flux élevé magmatique aurait pu continuer jusqu'au 27 mai, lorsque le montant total restant de volume a été estimé à 53 × 106 m3. Après une activité modérée en juin – juillet (de l'ordre 10 m3 s-1), une croissance vigoureuse du dôme a repris de façon spectaculaire, conduisant à la troisième éruption culminante du 30 août (un vrai calcul pendant cette période n'étant pas réalisable en raison de la mauvaise qualité des données).
De novembre 1902 à juillet 1903, l'activité effusive est concentrée dans la grande colonne vertébrale (volume ont éclaté ~ 15 × 106 m3, magma flux 1,2 m3 s-1), finalement détruite par son effondrement et de petites nuées ardentes. La fin de l'éruption a été caractérisée par un taux très faible d'épanchement, < 1 m3 s-1 en moyenne à partir de 1903 d'août à octobre 1905.
[1] J.-C. Tanguy, Rapid dome growth at Montagne Pelée during the early stages of the 1902-1905 eruption : A reconstruction from Lacroix's data, Bull. Volcanol., vol. 66, pp. 615-621 2004.
Une autre éruption eut lieu à la Montagne Pelée dans les années 1929 à 1932 avec les mêmes caractéristiques que celle de 1902 mais avec une ampleur beaucoup plus faible. Aujourd'hui, le volcan est surmonté par le dôme de lave grise construit par l'éruption de 1929-1932.
Ajout du 27 avril 2014
Dans un article publié dans Pour la Science de mai 2014, Caroline Martel[1] explique comment, en reproduisant la décompression d'un magma, elle a pu expliquer la diversité des éruptions qu'a connue la Montagne Pelée.
Les lignes ci-dessous reproduisent l'essentiel de cet article avec son iconographie originelle.
La montagne Pelée ne fait pas qu'émettre des nuées ardentes : elle peut aussi avoir des éruptions quasi inoffensives ou au contraire cataclysmiques. Le régime d'éruption de la montagne Pelée est contrôlé par la vitesse d'ascension du magma dans sa cheminée. Les raisons de cette diversité de styles éruptifs sont longtemps restées mal identifiées. Ce n'est plus le cas depuis que l'on commence à simuler en autoclave, c'est-à-dire dans des enceintes à pression et à température contrôlées par des dispositifs régulateurs, la décompression subie par le magma au cours de son ascension dans la cheminée volcanique. Ces expériences révèlent les mécanismes différents menant à l'un ou à l'autre des styles éruptifs de la montagne Pelée.
La Montagne Pelée a connu trois types d'éruptions magmatiques : des éruptions péléennes, pliniennes et de type Merapi. Ces régimes différents sont liés à la vitesse d'ascension du magma dans le conduit volcanique et au temps qu'il y passe. Ces deux paramètres jouent un rôle clef dans le dégazage du magma et déterminent ainsi le potentiel explosif du volcan martiniquais.
- L'éruption du 8 mai 1902, et les six qui suivirent jusqu'en août 1902 sont devenues le cas de référence mondiale pour ce type d'éruption, sous l'appellation de « nuées ardentes péléennes ». Quant aux éruptions à l'origine de ces nuées, les volcanologues les nomment des éruptions péléennes. Elles sont précédées par l'accumulation dans le cratère de trains successifs de lave visqueuse qui produisent un dôme. Au cours d'un épisode éruptif, une nuée ardente jaillit quand la pression des gaz dépasse la résistance de ce bouchon. Le style éruptif péléen se résume de la façon suivante : l'ascension du magma se produit en un à quatre jours sans cristallisation, mais elle est suivie d'un long palier durant lequel une cristallisation massive empêche le magma de dégazer. Le volcan monte en pression puis explose.
- Toutefois, la montagne Pelée peut faire pire : elle présente aussi des émissions pliniennes. Nommées ainsi en raison du témoignage de Pline le Jeune (61-115) sur l'éruption du Vésuve en 79, ces éruptions s'accompagnent de l'émission pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, de panaches de cendres et de pierres ponces de plusieurs kilomètres de haut. L'amplitude et la violence du phénomène produisent des effets destructeurs sur de vastes zones. À proximité du volcan, les dépôts de pierres ponces atteignent souvent plusieurs mètres de haut, et l'on en retrouve sur les îles et dans les contrées voisines. À la montagne Pelée, une dizaine d'éruptions pliniennes ont été répertoriées. La dernière en date, celle de 1300, est particulièrement intéressante. En effet, elle a commencé par une éruption de type péléen accompagnée par une nuée ardente de même extension que celle de 1902, qui fut immédiatement suivie par un événement plinien. Imaginons un instant que se produise à la montagne Pelée une catastrophe comparable à celle du 8 mai 1902, suivie par plusieurs Pompéis martiniquais… L'éruption de 1300 montre qu'il s'agit là d'un scénario à ne pas négliger. Le style éruptif plinien se résume de la façon suivante : l'ascension du magma se déroule en moins d'un jour sans cristallisation. La décompression rapide du gaz volcanique provoque la fragmentation explosive du magma et une éruption cataclysmique du volcan.
- À l'inverse, la montagne Pelée peut aussi avoir des éruptions moins dangereuses que les éruptions péléennes ou pliniennes : les éruptions de type Merapi, nommées d'après le volcan indonésien du même nom. Ainsi, lors de l'éruption qui s'est déclarée en 1929, par exemple, le dôme de la montagne Pelée n'a pas explosé, mais s'est juste déstabilisé à mesure que le magma remontant des profondeurs repoussait le magma plus ancien ; des écoulements peu turbulents de cendres et de blocs incandescents se sont formés, qui ont emprunté les vallées autour du volcan sans dépasser quelques kilomètres d'extension. Peu dangereuses, les lourdes avalanches qui ont accompagné les éruptions de 1929-1932 avaient cependant la particularité de laisser des dépôts atteignant plusieurs dizaines de mètres d'épaisseur à proximité de leur point d'émission. Le style éruptif Mérapi se rzsume de la façon suivante : l'ascension du magma se produit en plus de sept jours, et s'accompagne d'une cristallisation qui rend visqueuses les laves produites. Cela entraîne la croissance lente d'un dôme dont le gaz s'est échappé.
- Enfin, la montagne Pelée peut aussi avoir des éruptions plus inoffensives encore : les éruptions phréatiques. Elles se produisent quand assez de magma arrive près de la surface pour vaporiser de façon explosive les eaux souterraines superficielles. Très peu dangereuses, les éruptions phréatiques n'impliquent pas d'émissions de magma, mais seulement d'importantes quantités d'eau vaporisée qui forment de grands panaches de vapeur mêlés de gaz volcaniques et de roches pulvérisées. Des éruptions de ce type se sont produites sur la montagne Pelée en 1792, en 1851, et le 23 avril 1902, juste avant l'éruption du 8 mai.
Comment déterminer le mécanisme à l'origine de cette diversité de styles éruptifs ? Comme tous les autres, ce volcan résulte de l'ascension et de la fusion partielle de roches terrestres profondes. Dans le cas des volcans dit de subduction que sont les volcans antillais, cette fusion est provoquée par le réchauffement d'une plaque tectonique (la plaque nord-américaine), qui s'enfonce sous une autre (la plaque caraïbe) à une vitesse d'environ deux centimètres par an.
Le magma des volcans de subduction monte et s'accumule dans une chambre magmatique située à une profondeur de cinq à dix kilomètres sous l'édifice volcanique, où il mature, c'est-à-dire qu'il y subit des cristallisations partielles. Lorsque la pression, due à l'arrivée de quantités successives de magma profond, est suffisante, le contenu de la chambre magmatique s'engouffre dans les conduits volcaniques.
Où se trouve la chambre magmatique de la montagne Pelée ? Jusqu'à présent, aucune des méthodes géophysiques (sismiques, gravimétriques, magnétiques, électriques ou de déformation) n'a permis de localiser sans équivoque de réservoir magmatique sous la montagne Pelée. Il est possible que les mouvements du magma ou les contrastes de composition entre le magma et les roches entourant la chambre magmatique ne sont pas suffisants pour créer des signaux détectables par ces méthodes.
Les preuves de l'existence d'une zone profonde de stockage sous la montagne Pelée proviennent de la composition intrinsèque de son magma. En effet, les processus de formation de certains phénocristaux, c'est-à-dire des minéraux visibles à l'œil nu dans les magmas (images 1c, 2c, 3c, ci-dessous), sont particulièrement sensibles aux conditions de température ou de pression prévalant lors de leur cristallisation dans la chambre magmatique.
Les trois types de magmas des éruptions de la Montagne Pelée
C'est pourquoi la reproduction expérimentale des compositions chimiques des phénocristaux et de verres volcaniques constatés dans un magma indique la température, la pression et la teneur en eau qui étaient en vigueur avant l'éruption.
Expériences en autoclave
Pour mener ces expériences, on utilise des autoclaves, qui permettent de replonger les roches éruptives dans les conditions présumées de la chambre magmatique. Par tâtonnements, on s'approche ensuite du jeu unique des valeurs de la pression, de la température et de la teneur en eau qui reproduit les compositions des phénocristaux et des verres naturels observés dans les roches. Ce jeu de paramètres est considéré comme représentatif des conditions pré-éruptives du magma dans le réservoir.
Les expériences que nous avons menées à partir des ponces pliniennes de 1300, et des matériaux laissés par les nuées d'avalanches de 1929 et par la nuée ardente de 1902 indiquent ainsi que le magma pré-éruptif péléen est stocké entre 850 et 900 °C sous une pression de 2 000 atmosphères. On tire de ce résultat deux conclusions. D'une part, compte tenu de la densité (de l'ordre de 3) de la croûte océanique à l'origine du magma, le réservoir magmatique de la montagne Pelée se situe entre six et sept kilomètres de profondeur. D'autre part, le caractère effusif ou explosif des éruptions de la montagne Pelée ne saurait provenir de différences pré-éruptives, les matériaux produits par trois styles éruptifs différents ayant été reproduits en laboratoire avec les mêmes conditions de température et de pression.
Dès lors, d'où provient le caractère plus ou moins explosif du magma de la montagne Pelée ? Les différences découlent du dégazage du magma au cours de son ascension. Le magma liquide contenu dans le réservoir contient en effet d'énormes quantités de gaz en solution. Au cours de l'ascension, lorsque la pression baisse, ces gaz tendent à se séparer du reste du magma en formant des bulles. Ainsi, les ponces des éruptions pliniennes résultent d'une décompression rapide d'un magma très riche en bulles de gaz. Par opposition, un dôme de lave se construit généralement à partir d'un magma qui, ayant progressé lentement vers la surface a eu le temps de se débarrasser de ses gaz.
Cas intermédiaire, le magma de 1902 a semble-t-il eu un comportement paradoxal. La veille de la catastrophe du 8 mai, il a été vu au sommet de la montagne Pelée. Le fait qu'il soit parvenu calmement en surface suggère qu'il avait eu le temps de dégazer. Alors, pourquoi a-t-il brusquement explosé le lendemain, provoquant la nuée ardente que l'on sait ?
Pour le comprendre, revenons au moment où le magma sort de la chambre magmatique. Sa vitesse d'ascension vers la surface conditionne le temps imparti au dégazage, c'est-à-dire à l'évacuation à travers les conduits volcaniques des bulles formées à partir des gaz dissous dans le magma profond. Si rien ne le contrecarre, ce processus dure moins de quelques heures et prive vite le magma de son potentiel explosif.
Cependant, au cours de l'ascension, il existe un phénomène qui peut empêcher le dégazage : la cristallisation de microlithes. Ce terme désigne non pas les phénocristaux qui se forment dans la chambre magmatique, mais les cristaux mesurant moins de 50 micromètres qui se forment pendant l'ascension. Processus lent s'opérant sur plusieurs jours, cette cristallisation a deux conséquences dangereuses : d'une part, elle favorise la séparation de la fraction gazeuse du mélange magmatique sous forme de bulles ; d'autre part, elle tend à entourer ces bulles de réseaux de microlithes. La charpente cristalline qui en résulte augmente la viscosité magmatique et empêche le gaz volcanique de s'échapper à travers les conduits volcaniques. En cas de décompression brutale, la libération de ces gaz piégés sous forte pression provoque une explosion.
La cristallisation des microlithes peut donc être à l'origine de la violence des nuées de 1902 de la montagne Pelée. Pour que nous en soyons certains, il faut étudier les conditions de la cristallisation pendant l'ascension du magma péléen, en particulier le temps de séjour du magma dans la cheminée. Cependant, comme la montagne Pelée entre en éruption moins d'une fois par siècle en moyenne, il n'est pas facile de mesurer cela directement. Du reste, les données sismiques que l'on pourrait recueillir si la montagne Pelée était plus souvent active seraient difficiles à interpréter, car les ondes sismiques sont réfléchies non seulement par les mouvements magmatiques (ceux qui nous intéressent), mais aussi par ceux des gaz, et plus généralement par les fractures et autres ruptures de densité qui parsèment l'édifice volcanique. Il faut dès lors recourir à une mesure indirecte. Ce sont les microlithes qui rendent possible une telle mesure.
Selon le style éruptif, ces microcristaux varient en effet par leur nombre par unité de volume (densité en nombre), par le volume total qu'ils occupent et par leurs formes. Dans le cas de la montagne Pelée, les microlithes sont faits de plagioclase, un silicate d'alumine, de calcium et de sodium de la famille des tectosilicates (minéraux formés par association de motifs élémentaires tétraédriques constitués de groupes SiO4). Les microlithes des nuées péléennes de 1902 sont par exemple très denses (100 000 à 250 000 microlithes par millimètre carré), en proportion volumique relativement importante (20 à 30 pour cent du volume), de très petite taille (moins de 20 micromètres) et dotés de formes squelettiques à dendritiques (en forme d'arbre).
Par comparaison, les microlithes des nuées ardentes des avalanches de 1929-1932 sont caractérisés par de plus faibles densités en nombre et proportions volumiques, sont plus grands et ont des formes plutôt tabulaires. Quant aux ponces pliniennes, elles sont dépourvues de microlithes.
Le nombre et la taille des microlithes résultent des vitesses de nucléation et de croissance des cristaux. Or les lois qui régissent ces phénomènes dépendent directement de la pression, de la température et du temps disponible pour la cristallisation. Comme les caractéristiques des microlithes nous renseignent sur ces conditions, elles permettent de déduire la vitesse de décompression propre à chaque type éruptif.
À 850 °C et sous 2 000 atmosphères
Comme lorsqu'il s'est agi de déterminer la profondeur de la chambre magmatique de la montagne Pelée, nous avons placé un échantillon de roche éruptive dans l'autoclave à 850 °C et sous 2 000 atmosphères – conditions sous lesquelles ce matériau entre en fusion –, puis nous avons reproduit la cristallisation du magma pendant son ascension. Pour ce faire, une vanne pneumatique pilotée par l'ordinateur équipant nos autoclaves autorise des décompressions contrôlées pouvant durer quelques minutes ou plusieurs mois.
Les phénocristaux produits dans la chambre magmatique n'évoluant plus pendant l'ascension du magma, c'est la déshydratation du liquide silicaté et hydraté où ils baignent qui provoque la cristallisation des microlithes au cours de la décompression. Ce liquide silicaté, à l'origine du verre volcanique dont est en partie composée la roche éruptive, est nettement plus riche en silice que le liquide contenu dans la chambre magmatique. Cela a deux conséquences. D'une part, le magma en ascension est notablement plus visqueux que celui de la chambre magmatique ; d'autre part, les microlithes sont d'une composition chimique différente de celle des phénocristaux.
Que révèlent nos expériences sur les conditions de cristallisation des microlithes dans les magmas péléens en cours d'ascension ? Pour commencer, les résultats suggèrent que les magmas dépourvus de microlithes de plagioclases, à l'origine des ponces pliniennes, sont montés en quelques heures, ce qui implique des vitesses d'ascension de plusieurs mètres par seconde.
Ensuite, l'ascension des magmas à l'origine du dôme, dont l'effondrement a produit les avalanches de 1929-1932, a dû durer entre quatre et sept jours, ce qui signifie que le magma est monté à des vitesses de l'ordre du centimètre par seconde.
Finalement, la reproduction des caractéristiques des microlithes des magmas à l'origine des nuées ardentes de 1902 suggère que le magma est monté en moins de quatre jours, avant de stationner entre 4 et 15 jours à moins de 300 mètres sous le dôme. L'essentiel de la cristallisation s'est accompli pendant ce palier.
Une vision plus claire des scénarios éruptifs possibles à la montagne Pelée se dégage de tout cela. Quand l'ascension du magma dure plusieurs jours, le dégazage a le temps de se faire et le volcan ne monte pas en pression. Dans une telle situation, la présence au sommet du volcan d'un dôme imposant réduit encore les risques : en s'opposant de par son poids à l'ascension du magma, il allonge le temps de dégazage. Le potentiel explosif de la montagne Pelée est alors faible : le risque le plus grand est celui d'un écroulement du dôme, qui entraînerait des nuées ardentes d'avalanches, du type de celles de 1929-1932.
Si, en revanche, le magma accomplit son ascension en moins de quatre jours sans avoir le temps de cristalliser, et qu'il stationne ensuite assez longtemps sous le dôme, les microlithes ont le temps de nucléer massivement près de la surface. Le volume nécessaire à la croissance de ces cristaux n'étant plus disponible pour l'expansion des gaz, ces derniers restent fortement comprimés sous le bouchon cristallin. Tout dépend alors de la masse du dôme qui les surmonte.
Si cette masse est telle qu'il peut résister à la pression, la colonne magmatique a le temps de dégazer ; le seuil de résistance du magma et du bouchon cristallin, puis de la lave durcie qui obstrue le haut de la cheminée du volcan, ne sera pas atteint. Si, en revanche, le dôme est petit et jeune, ce seuil sera atteint, et une brusque détente des gaz pulvérisera le haut de la colonne magmatique. Le volcan éjectera alors brutalement un mélange de gaz et de cendres chauds, et les pentes du volcan seront dévastées par une nuée ardente abrasive et turbulente. C'est ce qui s'est produit le 8 mai 1902.
De quel style sera la prochaine éruption ?
En l'an 1300, il est probable qu'aucun dôme important n'était présent, de sorte que quand la partie superficielle de la cheminée volcanique a cédé, une vidange complète du réservoir magmatique a pu se faire en quelques heures, sous la forme d'une éruption plinienne. A priori, le même phénomène aurait pu se produire après le 8 mai 1902, puisque l'éruption a encore duré jusqu'en octobre après être passée par une nouvelle phase paroxystique accompagnée de nouvelles nuée ardentes péléennes en août 1902.
Si l'on résume les résultats de ces études, l'origine des violentes nuées ardentes péléennes tient en trois principaux points :
– une ascension du magma trop rapide pour que la cristallisation dans le conduit volcanique ait le temps de se produire ;
– un stationnement du magma sous le dôme, où se produit alors une cristallisation massive qui piège les gaz volcaniques ;
– le poids du dôme ne suffisant pas à contenir la pression accumulée des gaz, le système se détend brutalement.
La validation de ce scénario par nos expériences en autoclave représente une avancée décisive dans la compréhension des processus magmatiques responsables des éruptions volcaniques. De quel style sera la prochaine éruption de la montagne Pelée ? Pour le déterminer, il faudra trouver le moyen d'estimer les vitesses d'ascension du magma dans la cheminée. À l'aide de capteurs sismiques détectant des signaux liés aux mouvements du magma, ou encore de capteurs géochimiques percevant les évolutions du dégazage ?
Pour en savoir plus
A. Lacroix, La Montagne Pelée et ses éruptions, Masson, 1904.
C. Martel, Les crises de la Montagne Pelée, Pour la Science, n° 439 (mai 2014), pp. 52-60.
C. Martel, Eruption dynamics inferred from microlite crystallization experiments : Application to Plinian and dome-forming eruptions of Mt. Pelée (Martinique, Lesser Antilles), J. Petrol., vol. 53, pp. 699-725, 2012.
C. Martel et al., Magma storage conditions and control of eruption regime in silicic volcanoes : Experimental evidence from Mt. Pelée, Earth Planet. Sci. Lett., vol. 156, pp. 89-99, 1998.
[1] Caroline Martel est volcanologue et chargée de recherche au cnrs. Elle travaille à l'Institut des sciences de la Terre d'Orléans (ISTO).
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