Villages lacustres à Chalain
23/01/2013
Il était une fois plusieurs villages au bord du lac de Chalain...
par
Pierre Pétrequin, directeur de recherche émérite au CNRS
C'était entre 3200 et 3000 avant J.-C.
Les milieux amphibies littoraux et fluviatiles, où les conditions de sédimentation sont souvent favorables à la préservation des vestiges organiques (bois, graines, pollens...), constituent une des bases essentielles des recherches sur le néolithique[1]. Sans les vestiges domestiques retrouvés sur les rives des lacs situés le long de l'Arc alpin, nous ne connaîtrions à peu près rien de l'habitat, de la vie quotidienne et des évolutions culturelles de la période entre les 38e et 25e siècles avant J.-C. Mais le nombre de ruines de villages diminue rapidement par suite de drainages artificiels, d'assèchements ou de remblaiements divers.
Dans ce contexte, le site de Chalain, découvert accidentellement en 1901 à l'occasion d'un abaissement artificiel du niveau du lac, présente un intérêt archéologique exceptionnel avec un ensemble de 29 villages actuellement reconnus.
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Devenu pratiquement la seule référence pour l'étude du néolithique final dans l'est de la France (les sondages archéologiques réalisés ces dernières années dans les lacs du Jura méridional n'ont débouché sur aucune découverte nouvelle), ce gisement fait partie de la douzaine de sites classés aujourd'hui d'intérêt national ; il est protégé au titre des monuments historiques. Dans ce cadre, il a fait l'objet de travaux de protection et de consolidation des rives afin de limiter l'érosion et de freiner la vidange estivale de la nappe phréatique.
Dans le même temps, une convention signée avec EDF limite au maximum les fluctuations artificielles du plan d'eau.
29 villages néolithiques, contemporains ou successifs qui n'ont pas dit leur dernier mot
En 1955, les fouilles, qui étaient alors essentiellement guidées par un souci de collection, furent arrêtées. Douze villages avaient été mis au jour. Le site archéologique de Chalain était considéré, à tort, comme épuisé. À partir de 1986, Pierre Pétrequin, qui dirige aujourd'hui le laboratoire de Chrono-écologie (CNRS et université de Franche-Comté), reprend les recherches en associant toutes les formes d'approche scientifique autour d'un thème de recherche bien défini : suivre révolution de la densité de population de ces villages lacustres pendant trois siècles, du 32e au 30e siècle avant J.-C. Au-delà des évolutions climatiques démontrées et des variations naturelles de l'environnement, la croissance non linéaire de la population et la plus ou moins grande stabilité territoriale des communautés agricoles accompagnent, en effet, des modifications des choix techniques et des formes de mise en valeur de la forêt, des friches et des terroirs cultivés. Ces recherches placent donc les variations démographiques au sein des problématiques archéologiques. C'est leur reconnaître un rôle majeur de marqueur de l'évolution sociale et technique des groupes agricoles avec des conséquences sur les transferts, les résistances ou les innovations culturelles. Aujourd'hui, les lacs de Chalain et de Clairvaux comptent 29 sites d'habitat découverts jusqu'à 15 mètres de profondeur (plongées ou sondages), souvent composés de villages successifs superposés. Les investigations, chaque année recommencées, montrent que de nouveaux sites seront forcément découverts sur ce territoire néolithique unique qui représentait un épicentre original du peuplement néolithique régional et qui attira des agriculteurs pendant plus de deux millénaires.
Légende de la figure 2 : vue plongeante des décapages. Niveau IIcIII avec quelques bois d'architecture flottés et un panneau de clayonnage.
Quels niveaux de corrélations peuvent être mis en évidence entre la densité de population, d'une part, les cultures matérielles et les réponses de l'environnement d'autre part ? Ces corrélations sont-elles réelles ou simplement la conséquence de phénomènes spécifiques aux milieux lacustres (variations de plans d'eau, rythmes climatiques) ? Si ces variations de la densité de population sont démontrées ici, peuvent-elles l'être ailleurs et comment ?
Une trentaine de scientifiques de tous bords (préhistoriens, ethnologues, environnementalistes...] armés des techniques d'analyse et d'interprétation les plus avancées
C'est sur ces questions que travaille, notamment, la trentaine de scientifiques de disciplines différentes, réunis par Pierre Pétrequin dont la démarche est d'abattre les cloisonnements entre les spécialités et de favoriser toute approche, partant du principe qu'il n'existe aucune hiérarchie démontrable entre les différentes méthodes de recherche. Ce qui lui fait dire que ce programme de recherche n'est pas tant interdisciplinaire qu'indisciplinaire, les résultats novateurs apparaissant toujours à la frange des spécialités aujourd'hui reconnues. Ce pool est constitué de l'équipe franc-comtoise, à laquelle s'ajoutent des scientifiques de Paris (muséum d'Histoire naturelle), Genève, Neuchâtel, Bruxelles, Lyon, Marseille... Sont ainsi présentes sur le terrain toutes les spécialités et les techniques de prospection, d'observation, d'analyse et d'interprétation qui font l'archéologie nouvelle, dont celles qui constituent la spécificité du laboratoire de chrono-écologie :
La dendroécologie
L'étude de la forêt et de sa gestion, qui elle-même intègre la dendrochronologie, la méthode de datation qui, à partir de l'observation des cernes annuels de croissance des arbres, détermine, à l'année près, l'âge de l'arbre au moment de l'abattage.
La palynologie
L'étude des pollens et des spores fossiles permet de reconstituer l'histoire de la végétation et de retrouver l'impact de l'homme sur celle-ci.
L'archéozoologie
L'étude des ossements animaux qui montre dans le cas présent que la finalité première des troupeaux (bœuf, mouton, porc...) n'était pas seulement la production de la viande, mais bel et bien la compétition sociale pour s'afficher avec des trophées de bêtes de grande taille.
La carpologie
L'étude des graines et fruits, apporte un éclairage nouveau sur l'alimentation et certaines pratiques agricoles.
La paléoclimatologie
dont l'objet est de comprendre les mécanismes qui sont à l'origine des variations climatiques du passé pour dresser des projections sur le futur en rapport avec l'effet de serre additionnel. Pour ce faire, sont mises en œuvre, notamment, la sédimentologie, l'étude des sédiments lacustres, et la malacologie, l'étude des mollusques, qui permettent de reconstituer les fluctuations du niveau des plans d'eau.
L'ethnoarchéologie
qui s'attache à rechercher des hypothèses interprétatives pour le passé (le néolithique européen en l'occurrence) en étudiant des communautés actuelles qui utilisent encore les outillages en pierre, en bois et en os, comme en Nouvelle Guinée.
Un pieu, une dent de porc. un fragment d'os. un grain de pollen fossilisé, un bol en bois. un morceau de céramique... 5000 ans après, ils racontent la vie d'un village
À partir des bois d'œuvre - poteaux, chevrons, fascines, brindilles - très bien conservés dans le milieu humide de Chalain, les préhistoriens sont en mesure de reconstituer non seulement l'architecture de la maison néolithique, mais aussi le plan du village, l'état de la forêt, les techniques d'abattage à la hache de pierre, la préparation des bois d'œuvre au merlin en bois de cerf... et, au-delà encore, les variations de la densité de population à travers la progression ou la régression des fronts de défrichements. Les constructions, en bois, sont toujours de plan rectangulaire d'une largeur assez constante (de 3,5 à 4 m) et d'une longueur variable (de 8 à14 m). La toiture, très pentue, est vraisemblablement recouverte de grandes plaques d'écorce dont le mode de fixation reste à expliquer. Les maisons d'un village, principalement orientées nord-sud, sont disposées en lignes, serrées les unes contre les autres. Un village compte en moyenne une douzaine de maisons et autant de greniers à céréales. Une augmentation de la population (une croissance de 1 à 7 est démontrée entre 3080 et 2970 av. J.-C.) n'accroît pas le nombre de maisonnées d'un village, mais réduit la distance entre les villages riverains. L'étude des bois d'œuvre et de leur origine permet aussi de rendre compte de la gestion de la forêt et des terroirs : l'arbre originaire d'une forêt primaire indique que les fronts de défrichements ont progressé, poussés par le développement des terroirs emblavés dû à un accroissement de la population , à l'inverse, l'arbre provenant d'une forêt secondaire traduit une situation et une gestion stationnaires ou en régression des terroirs cultivés.
Parmi les divers objets en bois retrouvés - outils agricoles, armes, récipients, masses, maillets, casse-tête...- un grand bol, pièce exceptionnelle, fait l'objet d'une étude détaillée. Ce bol, à fond rond de 25 cm de diamètre environ, façonné dans une loupe de frêne, est décoré de trois filets parallèles et horizontaux en relief et, surtout, est muni d'une poignée latérale coudée qui représente une tête d'animal qui pourrait être celle d'un cheval, à moins que cela ne soit celle d'un bœuf avec ses cornes...
Légende de la figure 3 : les bois horizontaux et le plan des maisons/ couche llc///+++ en pointillés : les bois antérieurs en noir : les chapes d'argile
Légende de la figure 4 : bol en loupe de frêne à poignée zoomorphe. Datation dendro-chronologique : 2190-2170 av. J.-C.
Le silex, l'os (5 000 fragments d'os ont été mis au jour en une seule année de fouilles), les bois de cerf et les dents constituent, avec le bois, les matériaux principaux de l'outillage néolithique. Les dents, notamment, représentent une bonne part de ces outils. Elles sont utilisées à l'état brut (incisives de castors, canines de suidés) ou enchâssées dans de petits manches à main (incisives de porc). La défense des sangliers semble avoir été aussi utilisée comme outil à gratter et racler. Cette hypothèse est corrélée par les courbes d'abattage du sanglier qui indiquent une préférence pour les mâles âgés dotés de défenses de grande dimension. L'étude des excréments humains permet de retrouver une partie des restes alimentaires - graines, akènes, fibres végétales, débris d'os - et de reconstituer les habitudes culinaires. Cette étude, complétée par l'approche parasitologique qui peut définir certaines maladies dont souffrait l'homme préhistorique, fait partie des méthodes originales développées à Châtain. Il est ainsi prouvé que l'homme néolithique de Chalain consommait des viandes variées (dont le cheval, le cerf... mais en revanche pas d'oiseaux), de la grenouille rousse et du poisson fumé, souvent mal cuits, grillés sur la braise ou bouillis, ainsi que des végétaux en abondance : mûres, framboises, baies de coqueret, feuilles d'ail des ours... Les graines de pavot faisaient aussi partie de l'alimentation. Mauvaise herbe, condiment, médicament ou drogue ? On ne le sait pas encore... Les céramiques, leur style, leur forme (fond rond, aplati ou plat, à pied ou sans pied, épaisseur de la panse...), leur décor (incisions, modelage, appliques...) sont d'autres témoins archéologiques caractéristiques pour suivre l'histoire des communautés néolithiques. Elles soulignent les concurrences culturelles et le transfert des styles que connut Chalain entre la Suisse occidentale (Horgen, Cordée) et le couloir rhodanien (Ferrières en Ardèche), avec deux phases bien identifiées : une période ancienne (3200-3100) où les transferts se font à courte ou moyenne distance (80 km à vol d'oiseau entre la Combe d'Ain et le lac de Neuchâtel) et une phase récente (après 3080) où les déplacements et les échanges portent sur des distances considérables (près de 300 km à vol d'ojseau entre la Combe d'Ain et l'Ardèche).
Contact : Pierre Pétrequin Laboratoire de Chrono-écologie Université de Franche-Comté Tél. 03 81 66 62 55 Fax 03 81 66 65 68.
Le site de Chalain peut être visité jusqu'à la fin septembre. S'adresser au musée d'Archéologie de Lons-le-Saunier qui organise des visites guidées.
Légende de la figure 5 : vue aérienne de la zone archéologique expérimentale, au nordouest du lac de Chalain. Reconstitution de deux maisons de la fin du néolithique moyen II.
Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs et de Chalain [Jura][2]
Publiée sous la direction de Pierre Pétrequin, cette monographie rend compte des recherches conduites et des données recueillies dans le cadre du programme de recherche au cours des sept dernières années. Illustrées de dessins, photographies et documents graphiques divers, près de soixante études détaillées montrent les approches et les méthodes utilisées pour interpréter les témoins archéologiques : les argiles cuites et les foyers, la grande faune de Chalain, l'outillage en os et en bois de cerf, le fonctionnement de la cellule domestique, les pierres à briquet, la reconstitution d'un pignon de maison, l'industrie lithique taillée, le cheval néolithique, les bouchardes, percuteurs et blocs-enclumes...
Légende de la figure 6 : Expérimentation : raclage d'un métapode de chevreuil et d'un biseau sur os de bovidé.
Légende de la figure 7 : Expérimentation : percussion oblique frottée dans une cuvette.
Légende de la figure 8 : Expérimentation : polissage d'une ébauche taillée en roche verte, fixée dans une pince de bois.
Légende de la figure 9 : Expérimentation : briser un os de bœuf avec un percuteur à arête, sur un bloc-enclume.
[1] La période néolithique, qui se situe entre 6000 et 2100 avant J-C, est la phase de vestiges domestiques retrouvés sur les rives des lacs situés le long de l'Arc alpin, par exemple, nous ne connaîtrions à peu développement technique des sociétés préhistoriques - pierre polie, céramique - correspondant à leur accession à une économie productive autour de l'agriculture et de l'élevage.
[2] Tome III, Chalain 3, 3200-2900 avant J-C. Une monographie en 2 volumes (765 pages) parue en juin 1997 aux Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris. Diffusion : CID, 131, bd Saint-Michel 75005 Paris.
Source : Revue "En direct", organe de vulgarisation de l'Université de Franche-Comté, n° 112 septembre 1997.
Publié avec l'aimable autorisation des rédactrices de "En Direct".
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